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Obama, la Turquie et les rebelles syriens

jeudi 10 avril 2014 - 01h:14

Seymour Hersh

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En 2011, Barack Obama a lancé une intervention militaire en Libye sans consulter le Congrès américain. En août dernier, après l’attaque au gaz sarin contre Ghouta dans la banlieue de Damas, il était sur le point de lancer des frappes aériennes, cette fois pour punir le gouvernement syrien d’avoir soi-disant outrepassé la « ligne rouge » qu’il avait fixée en 2012 quant à l’usage d’armes chimiques.

Or, à moins de deux jours du début des frappes, il a annoncé qu’il voulait consulter le Congrès afin d’obtenir son autorisation pour l’intervention. Les frappes ont été remises à plus tard pour laisser le temps au Congrès d’organiser ses audiences, et elles ont finalement été annulées lorsqu’Obama a accepté l’offre d’Assad de démanteler son arsenal chimique, comme cela était proposé par la Russie.

Pourquoi Obama a-t-il repoussé ses frappes avant de céder sur la Syrie, alors qu’il s’était montré si déterminé lors de l’intervention en Libye ? La réponse se trouve dans un clash survenu entre ceux qui au sein de l’administration voulaient absolument faire respecter la « ligne rouge », et les autorités militaires qui pensaient qu’il était à la fois injustifié et potentiellement désastreux de se lancer dans une nouvelle guerre.

Le revirement d’Obama trouve son origine à Porton Down, le laboratoire de la Défense situé à Wiltshire (Grande-Bretagne). Les renseignements britanniques avaient obtenu un échantillon du gaz sarin utilisé lors de l’attaque du 21 août, et son analyse montrait que ce gaz ne correspondait pas à ceux faisant partie de l’arsenal d’armes chimiques qu’on savait en possession de l’armée syrienne.Le message selon lequel l’accusation de la Syrie n’était pas défendable fut promptement transmis aux Chefs d’état-major américains. Le rapport britannique mit le doute jusqu’au sein même du Pentagone ; les chefs d’État-major s’apprêtaient à avertir Obama que ses plans pour une attaque par largage de bombes et envoi de missiles contre les infrastructures syriennes pourraient déclencher une guerre beaucoup plus vaste au Moyen-Orient. Cela poussa les officiers américains à envoyer au Président une mise en garde de dernière minute, qui, selon eux, amena ce dernier à annuler l’intervention.

Pendant des mois, les discussions allèrent bon train dans les hautes sphères militaires américaines et la communauté du renseignement quant au rôle des pays voisins de la Syrie, en particulier celui de la Turquie. Le premier ministre Recep Erdogan était connu pour son soutien au Front al-Nosra (ou ANF, pour Al-Nusra Front), une faction djihadiste faisant partie des rebelles de l’opposition, ainsi qu’à d’autres groupes de rebelles islamistes. Un ancien officier sénior du renseignement US, qui a toujours ses entrées au sein des Services secrets m’a déclaré : « Nous savions que certaines personnes à l’intérieur du gouvernement turc pensaient qu’ils pourraient mettre Assad dans le pétrin en magouillant une attaque au gaz sarin en Syrie, dans le but de forcer Obama à mettre en application sa menace à propos de la ‘ligne rouge’ »

Les chefs d’état-major savaient aussi pertinemment que les déclarations publiques d’Obama selon lesquelles seule l’armée syrienne avait accès au gaz sarin étaient fausses. Les communautés américaines et britanniques du renseignement avaient été averties dès le printemps 2013 que certaines unités rebelles en Syrie étaient en train de développer des armes chimiques. Le 20 juin, des analystes de l’agence américaine DIA (Defense Intelligence Agency) remirent un rapport hautement classifié de cinq pages au directeur adjoint de la DIA, David Shedd, qui affirmait qu’al-Nosra maintenait une cellule de production de gaz sarin : son programme, expliquait ce rapport, « représentait le complot le plus élaboré depuis ceux d’al-Qaida avant le 11-Septembre. » (D’après un consultant du Département de la Défense, les renseignements US savaient depuis longtemps qu’al-Qaida expérimentait des armes chimiques, et ils détenaient même une vidéo où le gaz était testé sur des chiens.)

Le rapport de la DIA continuait ainsi : « Jusqu’ici, la communauté du renseignement s’est concentrée presque exclusivement sur l’arsenal chimique syrien ; maintenant, nous savons qu’ANF tente de se doter de ses propres armes chimiques. La relative liberté de mouvement d’ANF en Syrie nous amène à penser que ses ambitions concernant les armes chimiques seront difficiles à contenir dans le futur. » Le rapport se basait sur des renseignements provenant de plusieurs agences : « Des négociateurs basés en Turquie et en Arabie Saoudite tentent d’obtenir de grandes quantités de ‘précurseurs’ [produits utilisés pour la fabrication – NdT] du gaz sarin, des dizaines de kilos, probablement en vue d’une production sur une vaste échelle en Syrie. » (Interrogé à propos du rapport de la DIA, un porte-parole du directeur des renseignements nationaux a déclaré : « Aucun rapport de ce genre n’a jamais été demandé ni produit par des analystes de la communauté du renseignement. »)

En mai dernier, plus de dix membres du Front al-Nosra ont été arrêtés dans le sud de la Turquie en possession de ce que la police a décrit à la presse comme étant deux kilos de gaz sarin. Dans le procès verbal de 130 pages, le groupe était accusé d’avoir tenté d’acheter des détonateurs, utilisés dans la fabrication de mortiers, et des ‘précurseurs’ du gaz sarin. Cinq des hommes arrêtés furent relâchés après une breve détention. Les autres, dont le chef, Haytham Qassab, pour lesquels le procureur avait demandé 25 ans de prison, furent relâchés en attendant leur procès. Dans l’intervalle, la presse turque avait rempli ses colonnes de spéculations sur la possible dissimulation par l’administration Erdogan de son implication avec les rebelles. Lors d’une conférence de presse l’été dernier, Aydin Sezgin, l’ambassadeur turc à Moscou, démentit les arrestations et affirma aux journalistes que le soi-disant gaz « sarin » qui avait été récupéré n’était que « de l’antigel. »

Le rapport de la DIA considéra les arrestations comme la preuve qu’al-Nosra était en train d’accroitre son arsenal chimique. Il expliquait que Qassab s’était identifié lui-même comme un membre d’al-Nosra, et qu’il était directement connecté à Abd-al-Ghani, l’ « émir de l’ANF pour l’armement ». Qassab et son associé Khalid Ousta travaillaient avec Halit Unalkaya, un employé de la société dénommée Zirve Export, qui fournissait des « devis pour de grandes quantités de ‘précurseurs’ du gaz sarin. » Selon les deux associés, Abd-al-Ghani voulait « perfectionner le processus de fabrication du gaz sarin, avant de partir pour la Syrie y former d’autres personnes et commencer la production à grande échelle dans un laboratoire non identifié sur le territoire syrien. » Le rapport de la DIA indiquait que l’un des agents opérationnels avait acheté un de ces ‘précurseurs’ sur le ‘marché chimique de Bagdad’ qui est « lié à au moins sept projets d’armes chimiques depuis 2004. »

Une vague d’attaques à l’arme chimique datant de mars-avril 2013 avait fait l’objet d’une enquête dans les mois qui avaient suivi, par un envoyé spécial de l’ONU en Syrie. Une personne bénéficiant d’une bonne connaissance des activités de l’ONU en Syrie m’a expliqué qu’il existait des preuves liant l’opposition syrienne à la première attaque au gaz, le 19 mars 2013, à Khan Al-Assal, un village près d’Alep. Dans son rapport final de décembre, la mission d’investigation affirmait qu’au moins 19 civils et un soldat syrien étaient décédés, et que beaucoup d’autres avaient été blessés. Elle n’avait pas pour mandat d’attribuer la responsabilité de l’attaque, mais cette personne liée aux activités de l’ONU en Syrie me dit : « Les enquêteurs ont interrogé les gens sur place, y compris les médecins qui ont soigné les victimes. Il est clair que les rebelles ont utilisé le gaz. Cela n’a pas été rendu public, car personne n’a envie de savoir. »

Dans les mois qui ont précédé l’attaque, un ancien officier du Département de la Défense m’a expliqué que la DIA avait produit un rapport quotidien classifié connu sous le nom de SYRUP à propos de l’ensemble des renseignements en lien avec le conflit syrien, y compris avec les armes chimiques. Mais au printemps, les chapitres concernant les armements chimiques avaient été sévèrement amputés sur ordre de Denis McDonough, le Chef de Cabinet de la Maison-Blanche. « Il y a quelque chose là-dedans qui a déclenché cette réaction chez McDonough, » m’a expliqué l’ancien officier du Département de la Défense. « Un jour, on considère cela comme une énorme affaire, et après les attaques au gaz sarin de mars et avril – il claqua dans ses doigts – ça n’y figure plus. » La décision de restreindre la distribution a été prise alors que les chefs d’État-major ordonnaient la planification d’urgence d’une invasion terrestre de la Syrie dont l’objectif premier était l’élimination des armes chimiques.

L’ancien officier du renseignement m’expliqua que nombreux étaient ceux dans la communauté nationale du renseignement US à avoir été troublés par la « ligne rouge » dictée par le président : « Les chefs d’état-major ont demandé à la Maison-Blanche : "que signifie cette ligne rouge ? Comment devons-nous l’interpréter du point de vue militaire ? Par des troupes au sol ? Des frappes massives ? Ou bien limitées ?" Ils chargèrent les agences de renseignement militaire d’étudier comment mettre cette menace à exécution. Mais ils n’apprirent rien de plus sur ce que le Président avait derrière la tête. »

Dans les jours qui suivirent l’attaque du 21 août, Obama ordonna au Pentagone de dresser la liste des cibles à bombarder. « Très vite, explique l’ancien officier du renseignement, la Maison-Blanche a rejeté 35 ensembles de cibles fournis par le chef d’État-major interarmes, du fait qu’elles n’étaient pas suffisamment « douloureuses » pour le régime d’Assad. » À l’origine, les cibles incluaient seulement des sites militaires et aucune infrastructure civile. Mais sous la pression de la Maison-Blanche, le plan d’attaque a évolué vers une ‘frappe monstrueuse’ : deux flottes de bombardiers B-52 ont été déplacées vers des bases aériennes proches de la Syrie, et des sous-marins et des bâtiments de la Navy équipés de missiles Tomahawk ont été déployés. « Tous les jours, la liste des cibles s’allongeait, » m’a expliqué l’ancien officier de renseignement. « Les planificateurs du Pentagone disaient qu’on ne pouvait pas utiliser seulement des Tomahawks pour frapper les sites de missiles syriens, car leurs rampes de lancement étaient enfoncées trop profondément sous terre, et c’est donc aux deux flottes de B-52 dotées de bombes de 1000 kilos que revint cette mission. Ensuite, nous avions besoin d’équipes de secours en alerte pour aller récupérer les éventuels pilotes tombés au sol, et de drones pour la sélection des cibles. Ça devenait énorme. » La nouvelle liste de cibles visait à « éradiquer totalement toute capacité militaire d’Assad. » Les cibles « phares » incluaient les centrales électriques, les dépôts de gaz et de pétrole, tous les dépôts connus d’armes et de moyens logistiques, tous les centres de commandement et de contrôle, et tous les bâtiments militaires et de renseignement connus.

La Grande-Bretagne et la France avaient leur rôle à jouer. Le 29 août, le jour où le parlement britannique vota contre le projet de Cameron de se joindre à l’intervention, le Guardian écrivait que ce dernier avait déjà ordonné à six avions de chasse Typhoon de la RAF de se rendre à Chypre, et avait mobilisé un sous-marin capable de lancer des missiles Tomahawk. Les forces aériennes françaises – un élément crucial lors des frappes contre la Libye en 2011 – étaient fortement impliquées, d’après un récit fait par Le Nouvel Observateur ; François Hollande avait ordonné à plusieurs chasseurs bombardiers Rafale de se joindre à l’assaut américain. Leurs cibles étaient censées se trouver dans l’est de la Syrie.

Avant la fin du mois d’août, le président avait fixé une date limite aux chefs d’état-major pour lancer l’assaut. « L’heure H, fixée pour avant le lundi matin (2 septembre), devait voir un assaut massif destiné à neutraliser Assad, » m’expliqua l’ancien officier du renseignement. Tout le monde a donc été très surpris lorsqu’Obama a annoncé depuis le Jardin des Roses de la Maison-Blanche que l’attaque était suspendue et qu’il allait demander l’aval du Congrès.

À ce stade, l’hypothèse d’Obama – selon laquelle seule l’armée syrienne était en mesure d’utiliser le gaz sarin – était mise à mal. « Dans les jours qui ont suivi l’attaque du 21 août, m’expliqua l’ancien officier de renseignement, des agents opérationnels des services secrets militaires russes avaient effectué plusieurs prélèvements de l’agent chimique utilisé à Ghouta. Ils les avaient analysés et les avaient fait passer aux services secrets britanniques ; c’est cette substance qui a été envoyée à Porton Down. (Un porte-parole de Porton Down a déclaré : « La plupart des échantillons analysés en Grande-Bretagne montrent la présence de l’agent sarin. » Le MI6 a dit qu’il ne faisait aucun commentaire sur les affaires de renseignements.)

L’ancien officier de renseignement m’expliqua que le Russe qui avait fourni l’échantillon aux Britanniques était « une bonne source – quelqu’un doté des accès, de la connaissance et bénéficiant historiquement d’une solide confiance. » Après les premiers usages avérés d’armes chimiques en Syrie l’an dernier, les services secrets américains et britanniques « s’efforcèrent de trouver la réponse à la question de savoir ce qui avait bien pu être utilisé, ainsi que son origine, » me raconta l’ancien officier du renseignement. « Nous avons échangé des informations dans le cadre de la Convention sur les Armes chimiques (Chemical Weapons Convention – NdT). L’objectif de la DIA était de connaitre la composition de chaque ensemble d’armes chimiques fabriquées par les Russes. Mais nous ne savions pas quels étaient ceux dont Damas disposait dans son arsenal. Juste après l’incident de Damas, nous avons demandé à une source au sein du gouvernement syrien de nous donner la liste des lots que le gouvernement possédait. Voilà comment nous avons pu avoir la confirmation aussi rapidement. »

Le processus n’avait pas été aussi aisé au printemps, m’expliqua l’ancien officier du renseignement, car les études menées par les services secrets occidentaux « ne concluaient pas sur le type de gaz utilisé. Le mot ‘sarin’ n’était pas sorti. Il y avait eu beaucoup de discussions à ce propos, mais vu que personne ne pouvait déterminer à coup sûr de quel gaz il s’agissait, on ne pouvait pas affirmer qu’Assad avait franchi la ligne rouge fixée par le président. » Et il continua : « Le 21 août, l’opposition syrienne avait clairement tiré les leçons de tout cela, et avait annoncé que le gaz ‘sarin’ de l’armée syrienne avait été utilisé, avant que toute analyse puisse être faite, et la presse, tout comme la Maison-Blanche, avait sauté sur l’occasion. Puisque c’était du gaz sarin, "c’était forcément Assad." »

L’ancien officier du renseignement poursuivit : « Le personnel du ministère britannique de la Défense qui relaya les conclusions de Porton Down aux chefs d’état-major envoyait ainsi un message clair aux Américains : "On est en train d’essayer de nous berner." » (Ce récit corrobore le message envoyé par un haut dirigeant de la CIA fin août : "Ce n’est pas l’oeuvre de l’actuel régime [d’Assad]. Les USA et la Grande-Bretagne le savent très bien.") Il ne manquait alors que quelques jours au début des attaques, les avions britanniques et français étaient prêts, de même que les bateaux et les sous-marins.

L’officier qui avait la responsabilité ultime du planning et de l’exécution des attaques était le général Marin Dempsey [ci-contre], le chef d’État-major interarmes. Depuis le début de la crise, m’expliqua l’ancien officier du renseignement, les chefs d’état-major étaient extrêmement sceptiques sur l’argument de l’administration selon lequel elle possédait les preuves de la culpabilité d’Assad. Ils avaient fait pression sur la DIA et d’autres agences pour avoir des preuves plus substantielles. « Ils pensaient qu’en aucun cas la Syrie n’aurait utilisé de gaz sarin, puisqu’à ce moment-là, Assad était en train de gagner la guerre, » me raconta l’ancien officier du renseignement. Dempsey en avait irrité plus d’un dans l’administration Obama pendant l’été, avec ses avertissements répétés mettant en garde le Congrès contre les dangers d’une implication militaire américaine en Syrie. En avril dernier, après un état des lieux plutôt optimiste du Secrétaire d’État John Kerry sur les progrès des rebelles en Syrie, fait devant le Comité des Affaires étrangères de la Chambre, Dempsey avertit le Comité des forces armées du Sénat que « le risque existait de voir ce conflit se transformer en impasse. »

L’ancien officier du renseignement m’expliqua que la première impression de Dempsey après le 21 août était qu’une frappe américaine en Syrie – en partant de l’hypothèse que le gouvernement d’Assad était bien responsable de l’attaque au gaz sarin -, serait une grosse erreur militaire. Le rapport de Porton Down poussa même les chefs d’état-major à aller voir le président pour lui faire part d’une problème encore plus grand : le fait que cette attaque, déclenchée par la Maison-Blanche, serait un acte d’agression injustifié. Ce sont les chefs d’État-major qui ont incité Obama à changer de position. L’explication officielle de la Maison-Blanche pour son revirement – relayée par les grands médias – fut que le président, lors d’une promenade dans le Jardin des Roses avec Denis McDonough, son chef de cabinet, avait brusquement décidé de demander pour ces frappes l’aval d’un Congrès profondément divisé, avec lequel Obama était en conflit depuis plusieurs années. L’ancien officier du Département de la Défense me raconta que la Maison-Blanche avait fourni une explication différence aux dirigeants civils du Pentagone : ces bombardements avaient été annulés du fait que « le Moyen-Orient serait réduit en cendres » s’ils étaient menés.

L’ancien officier du renseignement me dit que la décision du président de demander son aval au Congrès avait initialement été interprétée par les hauts dirigeants de la Maison-Blanche comme une réplique de la tactique de G.W.Bush à l’automne 2002, avant l’invasion de l’Irak : « Lorsqu’il était devenu clair pour tous qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak, le Congrès, qui avait voté pour la guerre en Irak, et la Maison-Blanche se partagèrent la faute et mentionnèrent plusieurs fois une erreur des services de renseignement. Si l’actuel Congrès devait donner son aval aux frappes, la Maison-Blanche pourrait de nouveau jouer sur les deux tableaux – lancer une attaque massive contre la Syrie et valider l’engagement du Président à propos de la ‘ligne rouge’, tout en se gardant la possibilité de partager la faute avec le Congrès s’il s’avérait que les militaires syriens n’étaient pas derrière l’attaque au gaz sarin. » Le revirement fut une surprise même pour les leaders démocrates du Congrès. En septembre, le Wall Street Journal rapportait que trois jours avant son discours du Jardin des Roses, Obama avait téléphoné à Nancy Pelosi, la leader démocrate à la Chambre, « pour parler des différentes options. » Plus tard, elle a expliqué à ses collègues, d’après le WSJ, qu’elle n’avait pas demandé au président de mettre au vote du Congrès la décision du bombardement.

L’idée d’Obama de demander l’aval du Congrès s’avéra rapidement être un cul-de-sac. L’ancien officier du renseignement m’expliqua que « le Congrès n’allait pas laisser passer ça, et avait fait savoir que, contrairement à son soutien à la Guerre d’Irak, il y aurait de longues audiences. » À ce stade un vent de désespoir souffla sur la Maison-Blanche, raconte l’ancien officier de renseignement. « Et c’est ainsi que surgit le Plan ‘B’ : annuler les bombardements et faire accepter unilatéralement à Assad de signer le traité sur la guerre chimique et de donner son accord pour la destruction de toutes ses armes chimiques sous la supervision de l’ONU. » Lors d’une conférence de presse à Londres le 9 septembre, Kerry continuait [pourtant] de parler de l’intervention : « Le risque de ne rien faire est encore plus grand que celui d’agir. » Mais quand un reporter lui demanda s’il y avait quelque chose qu’Assad pouvait faire pour stopper les bombardements, Kerry répondit : « Bien sûr. Il peut livrer à la communauté internationale chaque gramme de ses armes chimiques dans la semaine qui vient… mais il ne le fera pas, et cela ne peut pas être fait, de toute façon. » Comme le rapporta le New York Times le lendemain, l’arrangement proposé par les Russes et qui émergea juste après cela avait déjà fait l’objet de discussions entre Obama et Poutine durant l’été 2012.

Bien que les plans d’une intervention aient été abandonnés, l’administration ne changea pas sa position publique à propos des raisons de déclencher la guerre. « À ce niveau-là, il n’y avait absolument plus aucune marge d’erreur, » explique l’ancien officier en parlant des plus hauts dirigeants à la Maison-Blanche. « Ils ne pouvaient pas se permettre de dire : ‘Nous nous sommes trompés.’ » (le porte-parole du DNI (Director of National Intelligence) déclara : "Le régime d’Assad, et seulement lui, peut être le responsable des attaques à l’arme chimique qui ont eu lieu le 21 août.")

Nous ne connaissons pas encore la véritable étendue de la coopération des USA avec la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar dans leur soutien aux rebelles syriens. L’administration Obama n’a jamais publiquement admis son rôle dans la création dans ce que la CIA a nommé « rat line » (la ligne de rat), une route pénétrant au coeur de la Syrie. La rat line, autorisée début 2012, a été utilisée pour acheminer depuis la Libye des armes et des munitions à destination de l’opposition syrienne, à travers le sud de la Turquie et la frontière syrienne. La plupart de ceux qui ont réceptionné ces armes en Syrie sont des djihadistes, certains étaient affiliés à al-Qaïda. (Le porte-parole du DNI a affirmé : « L’idée selon laquelle les États-Unis ont fourni à quiconque des armes en provenance de la Libye est totalement fausse. »)

En janvier, le Comité du Renseignement du Sénat a publié un rapport sur l’assaut par une milice locale en septembre 2012 contre le consulat américain et un bâtiment voisin abritant des installations secrètes de la CIA à Benghazi, qui a vu la mort de l’ambassadeur américain, Christopher Stevens, et de trois autres personnes. Les griefs soulevés dans ce rapport contre le Département de la Défense pour ne pas avoir assuré la sécurité du consulat, et contre la communauté du renseignement pour ne pas avoir alerté les militaires américains de la présence d’une antenne de la CIA dans la zone, ont fait la première page des journaux et ranimé l’animosité à Washington, avec des républicains accusant Obama et Hillary Clinton de dissimulations. Une annexe hautement classifiée du rapport, jamais rendue publique, parlait d’un accord secret conclu en 2012 entre les administrations Obama et Erdogan. Cela concernait la « rat line ».

Selon les termes de cet accord, les fonds provenaient de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et du Qatar ; la CIA, avec le support du MI6, était responsable d’acheminer les armes depuis les arsenaux de Kadhafi jusqu’en Syrie. Un certain nombre de sociétés de façade furent installées en Libye, certaines sous couvert d’une identité australienne. Des soldats américains à la retraite, qui ne savaient pas toujours pour qui ils allaient travailler, furent embauchés pour gérer les approvisionnements et les expéditions. L’opération était dirigée par David Petraeus, le directeur de la CIA, qui allait bientôt démissionner lorsque seraient dévoilées ses relations avec sa biographe. (Un porte-parole de Petraeus a nié que cette opération ait jamais existé.)

L’opération ne fut pas été dévoilée au moment où elle était mise en place, ni au Comité du Renseignement du Congrès, ni aux leaders de ce même Congrès, même si cela est exigé par la loi depuis les années 1970. L’implication du MI6 permettait à la CIA d’échapper à la loi en qualifiant la mission d’ « opération de liaison ». L’ancien officier du renseignement m’expliqua que pendant des années, avait existé une dérogation légale permettant à la CIA de ne pas devoir faire état au Congrès de ses activités de liaison, qui sinon auraient dû faire l’objet d’un rapport spécial (finding – en anglais) . (Toute opération secrète de la CIA doit être décrite dans un document appelé « finding », et soumis aux dirigeants séniors du Congrès pour approbation.)

La diffusion de l’annexe du rapport était limitée au personnel qui avait écrit le rapport et aux huit membres du Congrès les plus haut placés – les leaders démocrates et républicains de la Chambre et du Sénat, et les leaders démocrates et républicains des Comités du renseignement de la Chambre et du Sénat. Cela ne constituait pas une véritable tentative de supervision : les huit leaders ne sont pas connus pour se rassembler et discuter ensemble des informations secrètes qu’ils reçoivent.

L’annexe ne raconte pas toute l’histoire de ce qui s’est passé à Benghazi avant l’attaque, et n’explique pas non plus pourquoi le consulat américain a été attaqué. L’ancien officier du renseignement m’a expliqué, après avoir lu l’annexe en question, que « la seule mission du consulat était de fournir une couverture pour le transfert des armes. Il n’avait pas de réel rôle politique. »

Washington mit brutalement fin au rôle de la CIA dans l’envoi des armes depuis la Libye après l’attaque contre le consulat, mais la rat line continua d’être utilisée. L’ancien officier du renseignement raconte que « les États-Unis n’avaient plus le contrôle sur ce que les Turcs fournissaient aux djihadistes. » En quelques semaines, pas moins de 40 lanceurs de missiles sol-air, appelés communément « manpads », étaient passés aux mains des rebelles syriens. Le 28 novembre 2012, Joby Warrick du Washington Post rapporta que la veille, les rebelles près d’Alep avaient très certainement utilisé un manpad [comme ci-contre] pour abattre un hélicoptère de transport de l’armée syrienne. « L’administration Obama, écrit Warrick, a fermement démenti avoir armé les forces d’opposition syriennes avec de tels missiles, mettant en garde contre le fait que ces armes pourraient finir entre les mains de terroristes et être utilisées pour abattre des vols commerciaux. » Deux officiers du renseignement au Moyen-Orient indiquèrent le Qatar comme étant la source, et un ancien analyste du renseignement US suggéra que les manpads pourraient avoir été obtenus suite à la prise de possession de postes de l’armée syrienne par des rebelles. Personne n’émit l’idée que si les rebelles étaient en possession de manpads, cela pouvait être la conséquence indésirable d’une opération secrète des Américains qui avait échappé à leur contrôle.

Fin 2012, la majeure partie de la communauté du renseignement US était convaincue que les rebelles étaient en train de perdre la guerre. « Erdogan était exaspéré », me raconta l’ancien officier du renseignement, « et il commença à penser qu’il allait être le dindon de la farce. C’était son argent, et il voyait l’abandon de l’opération comme une véritable trahison. » Au printemps 2013, les services secrets apprirent que le gouvernement turc – à travers des éléments du MIT, son agence de renseignement nationale, et de la ‘Gendarmerie’, une organisation militarisée de maintien de l’ordre – travaillait en lien direct avec al-Nosra et ses alliés pour développer des armements chimiques. L’ancien officier du renseignement m’indiqua que « le MIT s’occupait des relations politiques avec les rebelles, et la ‘Gendarmerie’ était en charge des moyens militaires, de la formation et du conseil – y compris l’entrainement à la guerre chimique. [...] Au printemps 2013, l’accroissement du le rôle de la Turquie était vu là-bas comme le point-clef. Erdogan savait que s’il arrêtait son soutien aux djihadistes, c’était la fin. Les Saoudiens ne pourraient pas soutenir la guerre pour des raisons de simple logistique – à cause des distances en jeu et de la difficulté de transférer les armements et les fournitures. L’espoir d’Erdogan consistait à provoquer un événement qui forcerait les USA à considérer que la « ligne rouge » avait été franchie. Mais Obama ne réagit pas en mars, et pas plus en avril. »

Il n’y eut aucun signe officiel de discorde lorsqu’Obama et Erdogan se rencontrèrent le 16 mai 2013 à la Maison-Blanche. Lors de la conférence de presse qui suivit, Obama déclara qu’ils étaient d’accord sur le fait qu’Assad « devait partir. » Interrogé sur la question de savoir si la Syrie avait ou pas outrepassé la fameuse « ligne rouge », Obama reconnut qu’il n’existait aucune preuve que de telles armes aient été utilisées, mais ajouta, « il est important pour nous de nous assurer que nous pouvons obtenir des informations spécifiques sur ce qui s’est réellement produit là-bas. » La ligne rouge était toujours intacte.

Un expert américain en politique étrangère qui discute régulièrement avec des dirigeants à Washington et à Ankara m’a décrit un diner de travail entre Obama et Erdogan pendant sa visite au mois de mai. Le repas était dominé par l’insistance des Turcs à dire que la Syrie avait franchi la ligne rouge, et à se plaindre à propos de la réticence d’Obama à réagir à ce fait. Obama était accompagné de John Kerry et de Tom Donilon, le conseiller à la Sécurité nationale qui devait quitter son poste peu après. Erdogan était secondé par Ahmet Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères, et Hakan Fidan, le chef du MIT. Fidan est connu pour sa loyauté totale à Erdogan, et est vu comme un soutien indéfectible de l’opposition rebelle en Syrie.

L’expert en politique étrangère m’a expliqué que le récit qu’il avait entendu provenait de Donilon. (Cela a été confirmé plus tard par l’ancien officier du renseignement, qui en a entendu parler par un haut diplomate turc.) D’après notre expert, Erdogan avait sollicité cette réunion pour démontrer à Obama que la ligne rouge avait bien été franchie, et il avait amené Fidan pour plaider sa cause. Quand Fidan tenta de parler après qu’Erdogan l’eut introduit dans la conversation, Obama l’interrompit immédiatement et lui dit : « Nous savons ! » Erdogan essaya une deuxième fois de donner la parole à Fidan, mais Obama le coupa à nouveau d’un « Nous savons. » À ce moment-là, Erdogan exaspéré dit : « Mais votre ligne rouge a été franchie ! » et, selon l’expert qui me l’a raconté, « Donilon dit qu’Erdogan « avait pointé son putain de doigt sur le président, à l’intérieur même de la Maison-Blanche. » Obama se tourna alors vers Fidan et dit : « Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie. » (Donilon, qui avait rejoint le Council on Foreign Relations en juillet, ne répondit pas aux questions sur cette affaire. Le ministre turc des Affaires étrangères ne répondit pas aux questions concernant ce diner. Une porte-parole du National Security Council confirma que le diner avait bien eu lieu, et fournit une photo montrant Obama, Kerry, Donilon, Erdogan, Fidan et Davutoglu assis autour de la table. « En dehors de cela, dit-elle, je ne vais pas vous lire les détails de leurs discussions. »)

Erdogan ne repartit toutefois pas les mains vides. Obama continua d’autoriser la Turquie à exploiter une sorte d’échappatoire (loophole - NdT) qui existait dans un ordre exécutif présidentiel interdisant l’exportation d’or vers l’Iran, l’une des sanctions US contre ce pays. En mars 2012, suite aux sanctions de l’Union européenne contre les banques iraniennes, le système de paiement électronique SWIFT – qui facilite les paiements internationaux – exclut des dizaines d’institutions financières iraniennes, restreignant drastiquement les possibilités de ce pays à commercer au plan international. Les USA emboitèrent le pas en juillet, mais laissèrent ouvert ce qui est connu comme l’ « échappatoire en or » : les transferts d’or vers des entités privées iraniennes pouvaient continuer. La Turquie est l’un des principaux acheteurs de gaz et de pétrole iranien, et utilise la fameuse « échappatoire » pour déposer les paiements de son énergie en lires turques sur un compte iranien en Turquie ; ces fonds sont ensuite utilisés pour acheter de l’or turc qui était exporté vers des complices en Iran. De l’or pour une valeur de 13 milliards aurait ainsi fini en Iran de cette façon entre mars 2012 et juillet 2013.

Ce programme devint rapidement une vache à lait pour des politiciens et négociants corrompus en Turquie, en Iran et aux Émirats Arabes Unis. L’ancien officier du renseignement m’expliqua que « les intermédiaires ont fait ce qu’ils font toujours : ils prennent 15 %. » La CIA a estimé à 2 milliards de dollars le montant des dessous de table. « L’or et la lire turque collaient aux doigts. » En décembre, ces prélèvements illicites remontèrent à la surface et déclenchèrent un scandale public en Turquie, que l’on surnomma le « gaz for gold », et qui se conclut par la mise en accusation d’une douzaine de personnes, dont d’importants hommes d’affaires et certains proches de dirigeants gouvernementaux, ainsi que par la démission de trois ministres, dont l’un appela à la démission d’Erdogan. Le chef exécutif d’une banque turque contrôlée par l’État, qui trempait dans ce scandale, affirma que les quelque 4,5 millions de dollars en cash trouvés par la police dans des boites à chaussures lors d’une perquisition étaient destinés à des oeuvres charitables.

L’an dernier, Jonathan Schanzer et Mark Dubowitz écrivirent dans Foreign Policy que l’administration Obama avait mis fin à « l’échappatoire en or » en janvier 2013, mais avait « usé de son influence pour s’assurer que la législation… ne prendrait pas effet avant six mois. » Ils spéculèrent sur le fait que l’administration voulait utiliser ce délai pour inciter l’Iran à venir s’asseoir à la table des négociations à propos de son programme nucléaire, et pour calmer son allié turc au sujet de la guerre civile syrienne. Ce délai permit à l’Iran d’ « accumuler des milliards de dollars de plus en or, sapant encore un peu plus les sanctions contre le régime. »

La décision américaine de mettre fin à l’organisation par la CIA des expéditions d’armes vers la Syrie laissa Erdogan exposé au niveau militaire et politique. « L’un des problèmes du sommet du mois de mai était que la Turquie devenait alors le seul fournisseur d’armes aux rebelles en Syrie, » m’expliqua l’ancien officier du renseignement. « On ne peut pas passer par la Jordanie, car le territoire au sud est grand ouvert et les Syriens y sont partout. Et on ne peut pas non plus utiliser les vallées et les collines du Liban – car on n’est jamais sûr de qui on peut trouver de l’autre côté. [...] Sans le soutien militaire des USA aux rebelles, le rêve d’Erdogan d’avoir en Syrie un État vassal était en train de s’évaporer, et il était convaincu que nous en étions la cause. Lorsque la Syrie gagnera la guerre, il sait bien que les rebelles se réfugieront chez lui – d’ailleurs, où pourraient-ils aller ? Il va donc avoir désormais des milliers d’islamistes radicaux dans sa propre cour. »

Un consultant du renseignement US m’expliqua que quelques semaines avant le 21 août, il avait vu passer un rapport hautement classifié préparé pour Dempsey et le secrétaire à la Défense, Chuck Hagel, qui parlait de « la grande anxiété » de l’administration Erdogan au sujet de la débâcle grandissante chez les rebelles. L’analyse prévenait que les dirigeants turcs avaient fait part du « besoin de faire quelque chose qui déclencherait une réponse militaire des des États-Unis. » À la fin de l’été, l’armée syrienne avait toujours l’avantage sur les rebelles, expliqua l’ancien officier du renseignement, et seule la domination aérienne des Américains pouvait renverser la vapeur. À l’automne, continua-t-il, les analystes du renseignement qui poursuivaient leur travail sur les événements du 21 août « pressentaient que la Syrie n’était pas l’auteur des attaques au gaz. Mais la grande question était : comment cela s’est-il produit ? Les principaux suspects étaient les Turcs, car ils avaient tous les éléments pour le faire. »

Tandis que des écoutes et d’autres informations relatives au 21 août étaient rassemblées, la communauté du renseignement trouva d’autres indices à l’appui de ses soupçons. « Nous savons maintenant que c’était une opération secrète planifiée par les gens d’Erdogan pour pousser Obama par-dessus la ligne rouge, » expliqua l’ancien officier du renseignement. « Il fallait qu’ils en viennent à une attaque au gaz à Damas ou dans ses faubourgs au moment même où les inspecteurs de l’ONU – qui arrivèrent à Damas le 18 août pour enquêter sur l’usage précédent de gaz – étaient sur place. L’idée était que quelque chose de spectaculaire devait survenir. La DIA avait expliqué à nos hauts gradés et à d’autres agents du renseignement que le gaz sarin était passé par la Turquie – qu’il ne pouvait être là qu’avec le soutien des Turcs. Ces derniers avaient également fourni la formation pour produire et manipuler le gaz sarin. »

Les éléments soutenant cette affirmation venaient des Turcs eux-mêmes, à travers des conversations interceptées juste après les attaques. « Les principales preuves viennent des nombreuses écoutes postérieures aux attaques où les Turcs font part de leur joie et se tapent visiblement dans le dos. Les opérations sont toujours tellement secrètes lors de leur préparation, mais tout cela vole en éclats quand ils s’en vantent après-coup. Là où les responsables sont le plus vulnérables, c’est lorsqu’ils se vantent de leur succès. » [On y entendait dire que] le problème d’Erdogan en Syrie devait bientôt prendre fin : « Le gaz a été utilisé, Obama va dire que la ligne rouge a été franchie, et les USA vont attaquer la Syrie, ou du moins c’était l’idée. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. »

Ces renseignements sur les écoutes turques après l’attaque ne changèrent pas les choses à Washington. « Personne ne veut parler de ce sujet, » me raconta l’ancien officier du renseignement. « On ne tient pas spécialement à contredire le Président Obama, même s’il est vrai qu’une partie de la communauté du renseignement ne soutenait pas sa volonté d’accuser [Erdogan]. La Maison-Blanche n’a produit aucune nouvelle preuve de l’implication du régime syrien dans les attaques au gaz sarin, depuis que les plans de bombardement ont été annulés. Mon gouvernement ne peut plus rien dire, nous avons agi de manière tellement irresponsable. Et vu que nous avons accusé Assad, nous ne pouvons pas décemment revenir en arrière et accuser maintenant Erdogan. »

La volonté de la Turquie de manipuler les événements en Syrie à son propre avantage a été mise en évidence le mois dernier, quelques jours avant les élections [gagnées par Erdogan – NdT], lorsque des écoutes téléphoniques, apparemment d’Erdogan et de ses associés, ont été publiées sur YouTube. On pouvait y entendre une discussion sur une opérŕation sous faux drapeau qui permettrait de justifier une incursion militaire turque en Syrie. L’opération visait le Mausolée de Suleimane Shah, le grand-père du révéré Osman 1er, fondateur de l’Empire ottoman, qui se trouve près d’Alep et qui a été cédé à la Turquie en 1921, alors que la Syrie était sous domination française.

L’une des factions rebelles islamistes devait menacer de détruire ce « site d’idolâtrie » que représente la tombe, et le gouvernement turc devait menacer de lancer des représailles si on y touchait. D’après une dépêche de l’agence Reuters à propos de ces écoutes, une voix supposée être celle de Fidan parlait de créer une provocation : « Écoutez, mon commandant [Erdogan], s’il doit y avoir un prétexte, je peux envoyer 4 hommes de l’autre côté. Je leur demande de tirer 8 missiles dans un coin désert [près du mausolée]. Ce n’est pas un problème. On peut parfaitement créer un prétexte. » Le gouvernement turc a reconnu qu’il y avait bien eu une réunion de sécurité nationale sur des menaces émanant de la Syrie, mais expliqua que l’enregistrement avait été manipulé. Par la suite, le gouvernement turc a bloqué l’accès à YouTube.

Sauf changement majeur de la politique d’Obama, l’ingérence de la Turquie dans la guerre civile syrienne a toutes les chances de se poursuivre. « J’ai demandé à mes collègues s’il y avait un moyen de mettre fin au soutien d’Erdogan aux rebelles, surtout maintenant que les choses vont aussi mal, » m’a dit l’ancien officier du renseignement. « La réponse fut : ‘Nous sommes coincés. Nous pourrions étaler tout cela sur la place publique, s’il s’agissait de quelqu’un d’autre qu’Erdogan, mais la Turquie est un cas à part. C’est un allié de l’OTAN. Les Turcs n’ont pas confiance dans l’Occident. Ils ne pourront pas cohabiter avec nous si nous prenons parti contre les intérêts turcs. Si nous divulguions ce que nous savons du rôle d’Erdogan dans ces attaques au gaz, ça serait désastreux. Les Turcs diraient : ‘Nous vous haïssons pour votre façon de nous dire ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas faire.’ »

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* Seymour Hersh est un journaliste d’investigation américain, né le 8 avril 1937 à Chicago, spécialisé dans la politique américaine et les services secrets. Il écrit notamment pour The New Yorker, et s’est vu décerner le Prix Pulitzer.

8 avril 2014 - Il fatto quotidiano - Vous pouvez consulter cet article à :
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