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Conversation avec l’historien israélien Ilan Pappe (seconde partie)

jeudi 16 janvier 2014 - 11h:39

LMaDO

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Première partie

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Ilan Pappe

LMaDO : Le point de vue des historiens ne peut être que subjectif, non ? Par exemple, comment Benny Morris et vous-même puissiez être d’accord sur les événements de 47/48 et arriver à des conclusions si différentes ?

Ilan Pappe : Il y a tout d’abord une base factuelle que nous devons tous connaître. Il est d’ailleurs très bien que Benny Morris ait finalement affirmé qu’il fallait arrêter de dire que les Palestiniens étaient partis de leur plein gré en 1948. C’était un débat sur des faits : sont-ils partis volontairement ou ont-ils été expulsés ? En fin de compte, l’impression que laisse ce débat est qu’il ne posait pas la question la plus importante puisque avant que les historiens apparaissent en Israël, nous savions que les Palestiniens se faisaient expulser.

C’est juste que nous ne croyions pas les Palestiniens. Cinq millions de réfugiés palestiniens nous répétaient : « Nous avons été expulsés » et nous répondions : « Non, vous êtes Palestiniens, nous ne vous croyons pas. »

C’est seulement lorsque les historiens israéliens ont eu des documents qui confirmaient ce que disait les Palestiniens et ont dit : « Vous savez quoi ? Ils ne mentent pas » qu’on les a finalement crus.
C’était seulement un premier pas car le plus important n’était pas de savoir ce qui s’était passé mais quels enseignements on en tirait, quelles étaient nos conclusions. Là se posait alors un débat moral et idéologique. Faire croire que les historiens ne doivent s’en tenir qu’aux faits et ne pas prendre position sur leurs conséquences, donc être objectifs, est totalement artificiel. D’ailleurs, nous voyons dans les travaux de Morris qu’un historien peut prendre des positions contradictoires en s’appuyant sur les mêmes faits.

Il écrit, dans son premier livre, qu’il est un peu désolé pour ce qu’il s’est passé en 48, et dans son dernier, qu’il regrette que les Israéliens n’aient pas terminé le nettoyage ethnique. Il se base sur la même analyse factuelle mais les livres sont écrits de manières très différentes. Un n’aime pas du tout l’idée de nettoyage ethnique, l’autre le justifie, pas seulement comme une stratégie nécessaire dans le passé mais également comme une excellente stratégie future.

LMaDO : Vous avez déménagé à Exeter, Royaume-Uni en 2007 mais retournez régulièrement en Israël, comment la situation a-t-elle évoluée là-bas ces dernières années ?

Ilan Pappe : Changer la société juive de l’intérieur est un pari formidable car elle semble être de plus en plus ancrée sur ses positions. Plus j’y pense, plus l’idée de réussir à gagner ce pari me décourage. La tendance en Israël aujourd’hui est à toujours plus de chauvinisme, d’ethnocentrisme et d’intransigeance. Ce qui prête à penser qu’il est peine perdue d’imaginer la paix et la réconciliation en ne comptant que sur un changement en interne. Cependant, de plus en plus de jeunes israéliens semblent en mesure de pouvoir poser un regard différent sur la réalité de leur pays. Ils sont encore très peu nombreux mais je n’ai pas souvenir d’un tel phénomène en Israël. Alors, même si les chances de changer la société de l’intérieur sont très minces, l’existence de cette génération nous permet d’espérer, qu’avec une pression extérieure, elle sera capable, dans le futur, de créer une société différente.

LMaDO : Devons-nous alors concentrer nos efforts sur cette pression extérieure ou devrions-nous continuer d’essayer de discuter avec les Israéliens pour tenter de les faire changer de positions ?

Ilan Pappe : C’est une question que nous nous posons uniquement parce que, sur le terrain, la machine à détruire ne s’arrête pas une seconde. On ne peut donc pas se permettre d’attendre plus. Le temps n’est pas de notre côté. Nous savons que pendant que nous tergiversons il se passe des choses terribles. Nous savons également qu’il y a corrélation entre ces choses-là et la prise de conscience des Israéliens qu’ils devront payer pour leurs exactions. Si ça ne leur coûte rien, ils vont même accélérer le processus de nettoyage ethnique. Il nous faut donc à la fois trouver le moyen de mettre un terme le plus rapidement possible à ce qui se passe, en ce moment même, sur le terrain, et la stratégie qui permettra d’empêcher les crimes futurs.

Nous avons besoin d’un puissant modèle de pression extérieure, et je pense qu’en ce qui concerne la société civile, le mouvement BDS est le plus efficace et le plus à même de jouer ce rôle de catalyseur.

Je pense que deux facteurs additionnels pourront en assurer le succès. Le premier est l’urgence, pour les Palestiniens, de régler la question de leur représentation. Deuxièmement, il est nécessaire que soit mis en place, à l’intérieur d’Israël, un système éducatif qui prenne le temps d’apprendre aux Israéliens qu’une réalité différente est possible et les bénéfices qu’ils en retireront. Si tous ces facteurs s’additionnent correctement, s’imbriquent d’une manière cohérente pour permettre une approche plus holistique de la question de la réconciliation, alors les choses pourraient changer.

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LMaDO : En tant que professeur, ne seriez-vous pas plus utile en Israël qu’à l’étranger ? Pourriez-vous être le professeur que vous êtes au Royaume-Uni en Israël ?

Ilan Pappe : Je vais vous dire : que ce soit au Royaume-Uni ou en Israël, je ne pense pas vouloir être un professeur d’université. Les universités ne sont pas les meilleurs endroits pour enseigner la réalité de la vie aux gens, ni pour ouvrir leurs horizons ou changer leur vision du monde. Les universités sont aujourd’hui des passages obligés pour faire carrière, plus pour le savoir ou l’éducation. Dans tous les cas, j’enseigne également en Israël, à ma manière, par le biais des articles que j’écris ou des quelques conférences qu’on m’autorise à donner. Et j’entends bien poursuivre cela. J’ai le sentiment que mon travail en Grande- Bretagne a un impact plus important sur cette « pression de l’extérieur » que sur l’éducation. Il est impossible de porter une campagne BDS sans expliquer aux gens pourquoi cela est nécessaire. Il faut leur donner le bagage historique et les outils qui leur permettront de comprendre le mouvement. C’est la manière de le légitimer. Nous sommes constamment à la fois éducateurs et activistes et il est important de trouver le bon équilibre pour pouvoir accorder du temps à ces deux rôles. Il ne faut pas s’impatienter si les gens ne comprennent pas tout tout de suite, mais au contraire faire preuve de la plus grande patience et expliquer notre point de vue encore et encore, jusqu’à être compris.

LMaDO : La question de la solidarité m’intéresse tout particulièrement en ce moment. Quel est son sens réel ? Qu’est-ce que cela signifie d’être solidaire en tant que non- Palestinien ? Avec qui sommes-nous solidaires ? Pour essayer de répondre à ces questions je m’en pose une autre : imaginons que la personne qui représentera les Palestiniens accepte un État sur 11% de la Palestine historique et décide de mener une politique néo-libérale. Comment puis-je être solidaire d’une telle décision ?

Ilan Pappe : Tout d’abord, vous êtes solidaires avec les victimes d’une certaine politique et d’une certaine idéologie même si ces victimes ne sont pas représentées. Vous êtes solidaires avec leur souffrance et soutenez leur tentative d’en sortir. Maintenant, vous soulevez une question intéressante. Je pense que la solidarité est, dans une certaine mesure, comparable à une relation d’amitié. En tant qu’ami vous pouvez dire à vos amis que vous comprenez ce qu’ils essaient de faire mais que vous pensez qu’ils se trompent.

Nous, qui sommes solidaires avec le peuple palestinien, nous trouvons en désaccord avec nos bons amis qui soutiennent toujours le processus de paix et la solution à deux États. Une des choses que nous devons faire est de leur dire que nous pensons qu’ils ont tort.

L’hypothèse que vous posez dans votre question n’est pas réaliste. Pas un seul Palestinien n’accepterait ces conditions. Mais imaginons tout de même que cela arrive, à ce moment là peut-être nous faudra-t-il effectivement repenser entièrement l’idée de solidarité. Ce sont des questions fondamentales qui émergent de la situation, elles ne sont pas nouvelles. Si vous prenez position sur la solution à un ou deux États ou sur les moyens de défense que les Palestiniens devraient adopter, alors vous êtes en connexion avec les problématiques devant lesquelles se trouvent les Palestiniens eux-mêmes, vous êtes avec eux. Vous trahiriez votre solidarité si vous arrêtiez de vous poser ces questions, actuelles et importantes, et de prendre position.

Je sais qu’il y a parfois une tendance nationaliste qui veut que si vous n’êtes pas Palestinien vous n’avez pas de commentaires à faire ni à prendre part aux débats. Ce n’est pas mon avis. Quelles sont les limites à l’implication des gens de l’extérieur ? Je pense qu’il n’y a pas de réponse dogmatique à cette question. La plupart du temps, si quelqu’un dit que vous ne pouvez pas soutenir la solution à un État si vous n’êtes pas Palestinien ou Israélien, ce n’est que pour étouffer le débat. Il ne faut pas perdre trop de temps sur cette question. Je pense que toutes les personnes impliquées aujourd’hui savent ce qu’être solidaire signifie et ce que cela vous autorise à faire ou à ne pas faire.

LMaDO : Parlons de la « solution », il y a-t-il vraiment débat aujourd’hui entre un ou deux États ? Il semblerait que pour les institutions internationales la seule alternative possible aujourd’hui soit la solution à deux États. Quand on parle d’un seul État, les gens nous disent utopiste ou opposé à l’auto-détermination des Juifs. Même les soi-disant représentants politiques palestiniens continuent de soutenir la solution à deux États malgré la situation sur le terrain. La solution la plus rationnelle et humaine, qui serait un seul État, n’est toujours pas pensée ni débattue en termes de mise en œuvre pratique ni du chemin à emprunter pour y parvenir.

Ilan Pappe : Il y a deux paramètres importants à mon avis. Le premier est la question de la représentativité palestinienne. Ceux qui prétendent représenter les Palestiniens de Cisjordanie sont considérés comme les représentants de tous les Palestiniens. La solution à deux États est effectivement très intéressante pour les Palestiniens de Cisjordanie, cela pourrait mettre un terme au contrôle militaire de leurs vies. Et nous pouvons comprendre qu’ils préfèrent ça. Cependant, cela ne tient pas compte des autres Palestiniens, ceux de Gaza, les réfugiés, ceux qui vivent en Israël.
C’est une des difficultés. Certains groupes palestiniens croient, à mon avis à tort, que ce serait le moyen le plus rapide de mettre un terme à l’occupation. Je ne le pense pas. Les accords d’Oslo ont assuré la pérennité de l’occupation, pas sa fin.

Le second paramètre est que la solution à deux États s’inscrit dans une certaine logique. C’est une idée très occidentale, l’idée de partition. Une invention colonialiste qui a été appliquée en Inde, en Afrique. Alors la solution à deux États est devenue une sorte de religion, au point qu’elle n’est même plus remise en question. Je trouve personnelle -ment très surprenant que même des personnes très intelligentes aient adopté cette religion. Si vous en questionnez la rationalité, vous êtes critiqué et attaqué. C’est pour cela que beaucoup, en Occident, maintiennent cette position. Rien de ce qu’il se passe sur le terrain ne pourrait les faire changer d’avis. Pourtant vous avez raison, il suffit d’aller sur le terrain cinq minutes pour réaliser que la solution à un État est déjà en place. C’est le régime qu’il faut changer. Parce qu’il n’est pas démocratique. Il n’est pas nécessaire de réfléchir à une solution à deux États, il suffit de réfléchir aux moyens de changer le régime, à la manière de modifier les relations entre les deux communautés et de faire bouger la structure du pouvoir en place.

LMaDO : Comme vous l’avez dit, de nombreuses personnes très intelligentes et très rationnelles continuent de dire que le passage par deux États est une étape obligatoire et inévitable vers quelque chose de mieux. J’ai assisté à de nombreuses conférences sur le sujet et ne comprends toujours pas comment cela pourrait-être possible en pratique.

Ilan Pappe : Encore une fois, cela repose sur une vision occidentale très rationnelle de la réalité. L’idée est que l’on peut seulement prétendre à ce que l’on peut avoir, pas à ce que l’on voudrait avoir. En ce moment, il semble y avoir une coalition tellement importante autour de la solution à deux États que les gens s’y associent sans même en évaluer les dimensions morale et éthique. C’est comme la blague juive de l’homme qui perd sa clé et ne la cherche que là où il y a de la lumière, pas à l’endroit où il l’a égarée. La solution à deux États est la lumière, pas la clé. Il y a de la lumière, allons-y ! C’est sûrement une question d’éclairage. On nous dit que c’est une idée très raisonnable. Bien sûr c’est raisonnable, jusqu’à un certain point. Mais c’est totalement insensé parce que ça n’a rien à voir avec le conflit. Ça a à voir avec cette idée qu’Israël a émise en 1967 et veut faire accepter au monde : nous avons besoin de la grande majorité du territoire que nous avons occupé mais sommes prêts à accorder une certaine autonomie aux Palestiniens sur ce territoire.

Voilà sur quoi porte le débat en Israël, jamais sur les principes fondamentaux.
Israël a toujours eu besoin du support international, que ses politiques soient tamponnées par la communauté internationale. Les Israéliens ont également besoin d’un représentant palestinien. En 1993, l’OLP les a surpris en acceptant de garder une petite région autonome en Cisjordanie et de leur céder tout le reste. Voilà la solution à deux États que l’on nous vend comme l’unique issue. Le problème c’est qu’aucun palestinien ne peut vivre dans ces conditions. Alors le conflit se poursuit.

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LMaDO : Voilà dix ans qu’Edward Saïd est décédé, il était, avec Mahmoud Darwich, un des derniers modèles pour le peuple palestinien. Je sais que vous le connaissiez bien, alors est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur votre ami Edward Saïd et sur le rôle qu’il a joué ?

IP : Il nous manque énormément, c’était un des plus brillants esprits de la deuxième moitié du XXème siècle. Je pense qu’il n’inspirait pas que les Palestiniens mais nous tous sur les questions de savoir, de moralité, d’activisme. Son approche holistique nous manque, sa capacité à analyser les choses dans leur ensemble. Quand on n’a pas quelqu’un comme lui, capable de faire cette analyse globale, on se retrouve à la merci de gens qui font de la fragmentation qu’Israël impose sur les Palestiniens une réalité immuable. Ce que nous devons faire, et ce serait un bel hommage à Edward, c’est dépasser les clivages intellectuels, physiques et culturels qu’Israël nous impose, à nous Israéliens et Palestiniens, et de tout faire pour revenir à quelque chose de plus organique, fondamental, essentiel pour permettre un futur commun à la troisième génération de colons juifs et de palestiniens autochtones.

LMaDO : Dernière question, Ilan, est-ce que vous travaillez sur un nouveau livre en ce moment ?

Ilan Pappe : Sur plusieurs en fait. L’un va sortir l’hiver prochain et s’intitule « The Idea Of Israël  » (éd.Verso). C’est une étude de l’histoire de la production du savoir en Israël. Un autre, qui analyse l’histoire israélienne de l’occupation de la Cisjordanie et a pour titre « Mega Prison of Palestine », sortira en 2015.

31 décembre 2013 - Le Mur a des Oreilles - Source : http://lemuradesoreilles.files.word...


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