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Les réfugiés palestiniens ne sont pas à votre service

mercredi 22 mai 2013 - 05h:40

Moe Ali Nayel

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Personne n’était venu pour aider quelqu’un ici, semblait-il, c’était juste une professeur qui était venue donner un cours à ses étudiantes.

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Les réfugiés palestiniens ont vu peu d’intérêts dans tous ces chercheurs qui sont venus visiter leurs camps.
Photo : Mohammed Asad/APA Images



« Avez-vous aimé filmer notre misère ? Le film : c’est bien, vous êtes comme les autres. Vous vous montrez dans le camp, vous filmez, vous partez, et nous, nous sommes toujours là  ».

Je répondais d’habitude : mais nous voulons parler au monde de votre histoire. Toujours avec le même sarcasme, la réponse est : « Combien êtes-vous payés pour raconter au monde notre histoire ? ».

Tout le temps de mon travail comme fixateur avec les journalistes internationaux, je n’ai jamais compris pourquoi les gens sur les trottoirs des rues animées du camp regardaient toujours notre mission « humanitaire » avec scepticisme. Mais en début de cette année, je suis arrivé à comprendre ce scepticisme des réfugiés palestiniens dans les camps du Liban.

C’était un jour sombre et les nuages se condensaient au-dessus de Sabra, un bidonville attenant au stade municipal des sports de Beyrouth, surplombant le camp de réfugiés de Chatila.

Nous avons marché à travers un dédale de ruelles étroites dans Sabra, conduits par Abdullah, jeune Palestinien de Syrie qui travaille dans l’assistance humanitaire pour ses compatriotes réfugiés palestiniens qui ont fui les violences en Syrie et qui sont maintenant en quête de sécurité partout dans le Liban.

J’avais été engagé comme traducteur pour une professeur en droits de l’homme de l’université de Harvard qui travaille sur un projet concernant la situation des réfugiés palestiniens de Syrie qui avaient fui vers la Jordanie et le Liban.

Parcourant les ruelles sombres et humides de Sabra, Abdullah nous ouvrait le chemin. La professeur de Harvard et ses deux étudiantes allaient rencontrer une réfugiée palestinienne de Syrie qui avait accepté de les rencontrer.

« Nous ne sommes pas ici pour parler de son fils »

« Nous allons rencontrer une femme de Yarmouk » a dit Abdullah, parlant de la communauté des réfugiés palestiniens près de la capitale syrienne. « Elle a fui il y a deux semaines avec son fils blessé qui avait besoin de soins urgents. J’espère que vous pourrez aider la pauvre femme  ». Abdullah m’a saisi le coude, pour m’encourager et être sûr que je traduisais bien son propos à l’équipe de Harvard.

Au bout d’une ruelle étroite, nous nous sommes arrêtés près d’une pile de chaussures au pied d’un petit appartement ; le tas de chaussures indiquait le nombre de personnes qui étaient à l’intérieur. Pendant que nous ajoutions nos chaussures sur la pile, la professeur et ses étudiantes ont murmuré : « Nous ne sommes pas ici pour parler de son fils, nous voulons juste parler de ce qu’elle a vécu dans sa fuite de Syrie vers Beyrouth ».

Et, « Bon, donnons-lui juste cinq petites minutes pour parler de son fils et nous passerons à la suite ». La professeur a décidé sur la question et m’a jeté un coup d’œil pour m’inclure dans cette décision étant donné que j’étais le traducteur et que je ferai la présentation de l’équipe et la médiation de l’entretien.

Entassés dans le minuscule appartement de Mariam, une réfugiée palestinienne qui recueille deux familles de Yarmouk, nous nous sommes assis et avons siroté un café turc en attendant Um Muhammad.

Des cigarettes se sont allumées, rompant un silence embarrassé, mais quand l’équipe de Harvard s’est mise à tousser et à se plaindre des cigarettes, elles ont été poliment éteintes. Le silence a été rompu par Um Muhammad qui arrivait en courant, s’excusant d’être en retard, essayant de reprendre son souffle tout en nous remerciant abondamment pour l’excellent travail humanitaire qu’elle pensait que nous faisions : « Que Dieu vous bénisse et qu’il vous donne la force pour l’œuvre caritative que vous remplissez ».

Les présentations ont été faites et une timide petite discussion s’est engagée, alors qu’en aparté, la professeur plantait le décor pour ses stagiaires. Les questions allaient être posées à tour de rôle et chaque étudiante tenait sa liste de questions préparées, du type de celles qui sont utilisées dans les classes des droits de l’homme. Il m’est alors apparu clairement que l’équipe de Harvard conduite par la professeur était là pour une séance de formation sur la façon de documenter les droits de l’homme au Moyen-Orient. Les réfugiés palestiniens fuyant la Syrie étant le thème de cette formation.

Um Muhammad, une femme dans la fin de la quarantaine, s’était couvert la tête avec un foulard beige et portait un imperméable bordeaux descendant jusqu’aux chevilles. Mère de quatre enfants, elle est née dans le camp de Burj al-Barajneh à Beyrouth. Elle a fui vers le camp de Yarmouk en Syrie dans les années quatre-vingt quand, comme elle le souligne, « être Palestinien suffisait pour avoir des ennuis. »

Le kit des droits de l’homme

Um Muhammad a souri poliment, essayant de cacher son angoisse, mais ses yeux trahissaient sa détresse et son manque de sommeil. Mi-décembre, alors que son plus jeune fils jouait avec ses copains près de leur école à Yarmouk, un MIG de combat du régime syrien a largué des bombes à quelques mètres d’eux, a-t-elle dit. Un éclat d’obus a frappé son garçon de 14 ans à la tête.

Um Muhammad a emmené d’urgence son fils à l’hôpital gouvernemental de Damas : « Ils ont voulu me faire signer un papier déclarant que mon fils avait été blessé par les terroristes mais j’ai refusé et je leur ait dit que les terroristes n’avaient pas de MIG. Alors, j’ai pris mon fils et suis allée en courant à l’hôpital de campagne de Yarmouk, mais ils n’ont pu que nettoyer sa blessure, sans pouvoir l’opérer. »

« Je l’ai amené au Liban et j’ai couru partout en essayant de trouver quelqu’un qui pourrait payer son opération et ses soins », a-t-elle ajouté. « Mais je recevais toujours la même réponse, de l’UNRWA (l’agence de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient) et des partis politiques Fatah et Hamas dans les camps : "Nous n’avons pas les fonds". Cela faisait presque un mois qu’il était blessé. Des éclats d’obus restaient coincés dans son crâne, sa santé se détériorait chaque jour ; maintenant, il commence à perdre la parole. »

Une étudiante de Harvard, d’une vingtaine d’année, d’un air grave, prête à passer son cours de droits de l’homme de la théorie à la pratique, s’est assise juste en face d’Um Muhammad. Son kit des droits de l’homme étalé : une longue liste de questions préparées, un enregistreur vocal enclenché et posé sur la table à café, des marqueurs de différentes couleurs disposés çà et là, un paquet de documents près de nous sur le canapé.

L’étudiante a organisé ses outils, fait un clin d’œil à sa professeur et la série de questions des droits de l’homme a commencé. A un rythme rapide, elle a commencé par les questions basiques : nom, âge, situation de famille, nombre d’enfants et lieu de résidence en Syrie. La formation en documentation sur les droits de l’homme était maintenant en pleine action. On m’a dit que pour une question d’exactitude, il fallait que les questions soient répétées plusieurs fois pour voir si les gens disaient la vérité :

« Pourquoi êtes-vous venue au Liban ?  »
« Combien de temps vous a-t-il fallu de chez vous à la frontière ?  »
« Essayez de vous rappeler exactement combien de temps vous a pris le voyage ?  »
« Comment avez-vous été reçue à la frontière ? Avez-vous pris un taxi, une voiture ou un car ? Quelle sorte de voiture ? Combien avez-vous payé ?  »
« Qui a payé vos frais de visa pour le Liban ?  »
« Où avez-vous obtenu l’argent ?

Um Muhammad répondait et répondait encore, mais elle s’efforçait de se rappeler des détails car dans son esprit elle ne portait pas toute son attention sur ce qu’elle avait vécu durant sa fuite.

« Essayez de vous rappeler »
« Dites-nous combien de temps il vous a fallu de Yarmouk à l’hôpital le jour où votre fis a été blessé » dit l’une.

Um Muhammad faisait tout pour être exacte quand elle répondait, «  L’hôpital n’était pas loin et il y avait des checkpoints militaires syriens sur la route, mais ils nous ont laissés passer, de sorte qu’il nous a fallu entre 20 et 30 minutes ».

« Dites-nous exactement combien de temps il vous a fallu » a insisté la stagiaire, tenant aux détails pour son dossier. « Était-ce 20 ou 30 minutes ? Essayez de vous rappeler, et combien de temps avez-vous attendu au checkpoint. Cinq minutes ? Dix minutes ? Essayez de vous rappeler  ».

Au fur et à mesure que cette routine se poursuivait, les réponses d’Um Muhammad devenaient plus vagues et troublées, les étudiantes prêtes à tous pour les détails. On m’a dit de traduire qu’elles étaient de Harvard et qu’elles étaient là pour faire savoir ce qu’elle avait vécu de sorte qu’il était important pour elle de se souvenir.

Après un marathon de deux heures de questions, Um Muhammad m’a jeté des yeux étonnés, comme si ses paroles n’étaient pas suffisamment crédibles pour les stagiaires. Comme on l’a faisait répéter ses réponses encore et encore, elle a soupiré et a continué. A un moment, répondant poliment, mais lasse de cette tirade de questions, Um Muhammad a allumé une cigarette et m’a dit, « Je ne peux pas me souvenir de tous ces petits détails ya khalti », s’adressant à moi comme une tante le ferait à un neveu.

Interdit de fumer

« S’il vous plaît, dites-lui d’éteindre sa cigarette ». Um Muhammad n’a pas eu besoin que je lui traduise, elle avait instantanément remarqué leur air pincé.

L’étudiante en droits de l’homme, tenace, rien que pour conduire son entretien selon les règles en présence de son professeur chargée de l’évaluer, a poursuivi son interrogatoire fatiguant et condescendant.

« Dites-nous : quand avez-vous obtenu de passer la frontière libanaise, comment avez-vous su à quel guichet vous deviez vous présenter ? »
« Il y avait un guichet pour les voyageurs libanais, un autre pour les Syriens, et un autre pour les étrangers où les Palestiniens obtenaient l’autorisation d’entrer » a-t-elle répondu.
« Mais comment avez-vous su que c’était ce guichet précis pour les Palestiniens ?  »
« Ce n’était pas la première fois que je venais au Liban – je vous ai déjà dit que je suis née ici et que l’une de mes filles vit ici de sorte que nous venions souvent au Liban ».
« Quand vous étiez au poste frontière libanais, comment avez-vous trouvé le guichet où aller ? Y avait-il une pancarte que vous avez lue ? Que disait la pancarte ? »

Um Muhammad m’a regardé, perplexe.

« Vous ne pouvez pas lui parler à elle seule »

La conduite de l’étudiante n’était ni facile, ni élégante, les papiers étaient mélangés, les questions fusaient. Um Muhammad répondait et répondait encore dans l’espoir d’obtenir ce pour quoi elle était venue : raconter son histoire et trouver de l’aide pour son fils blessé.

La frustration grandissante d’Um Muhammad devait être difficile à ne pas remarquer : elle a attrapé son paquet de cigarettes puis l’a lâché, nous souriant alors en se rappelant qu’elle ne pouvait pas fumer. Finalement, perdant sa façon polie, elle s’est exclamée : « Je veux parler de mon fils. Je dois vous raconter son histoire. Je suis ici pour cela.  » Elle s’est interrompue alors que son hôte, Mariam, arrivait avec une autre tournée de cafés.

Là, j’ai saisi l’occasion, pendant que les cafés étaient servis, pour parler à Um Muhammad d’un médecin que je connais au camp de réfugiés d’Ein al-Hilweh, un ortho-pédiatre de renom que je pensais qu’Um Muhammad devait aller voir, qui soigne les gens gratuitement.

La stagiaire en droits de l’homme, qui ne pouvait comprendre notre arabe, et qui avait l’impression d’être exclue, est subitement devenue hargneuse : « Que se passe-t-il ? Vous ne pouvez pas simplement lui parler sans me dire ce que vous lui dites. De quoi lui avez-vous parlé ? J’ai besoin de savoir tout ce qui a été dit », interrompant ma conversation avec Um Muhammad. Un malaise plus grand a rempli l’atmosphère de la pièce.

Pas ce pour quoi elles sont venues

A cet instant, Um Muhammad a perdu toute la patience qui lui restait après trois heures de questions.

«  Puis-je parler de mon fils maintenant ? » La question a flotté dans l’air, suivie d’un silence et d’une incertitude dans l’équipe Harvard. Il avait été décidé pour contourner son histoire de lui donner « cinq minutes pour raconter l’histoire de son fils rapidement, et passer ensuite aux questions ».

Comme Um Muhammad se mettait à raconter une histoire d’humiliations et d’angoisses, nous avons écouté, et opiné de la tête. Ma traduction précise n’a pas paru nécessaire : on m’a dit de résumer. Ce n’était pas pour cela que nous étions venus.

Personne n’était venu pour aider quelqu’un ici, semblait-il, c’était juste une professeur qui était venue donner un cours à ses étudiantes, c’était maintenant clair pour tous. Une fois l’histoire d’Um Muhammad racontée, et qu’elle eut remarqué que l’équipe n’était pas intéressée, elle s’est penchée en avant et a demandé comment nous pouvions aider. Les étudiantes ont gardé le silence, tournant les yeux vers leur professeur pour les sauver du malaise laissé par leur silence déconcerté.

La professeur a parlé : « Nous allons inclure l’histoire de votre fils dans le cadre de l’étude que nous faisons, et elle sera publiée par Harvard ». Puis, la professeur m’a demandé de dire à Um Muhammad, inquiète, que Harvard est une université importante et que quand l’article sera publié, il y aura beaucoup de personnes à le lire. »

Um Muhammad a souri, poliment, elle a attrapé son sac, m’a regardé et a dit : « C’est tout ?  ». On ne pouvait ne pas voir la déception sur son visage, même si elle continuait à sourire, et elle m’a demandé : veulent-elles toujours demander quelque chose ? Oui, il y avait d’autres questions maintenant que l’histoire de son fils avait été dite, ont répondu les stagiaires.

Le dilemme des réfugiés

Après deux nouvelles questions, une Um Muhammad fatiguée a commencé à s’agiter sur sa chaise bougeant nerveusement ses jambes ; elle a répondu d’un ton défait tout en agrippant son sac à main, prête à se lever et à partir. Mais les yeux de novice des étudiantes de Harvard n’ont pas remarqué les signes de son départ imminent. J’ai demandé à Um Muhammad de commencer et elle m’a demandé, « Y a-t-il quelque chose que toutes ces filles peuvent faire pour aider mon fils ? ». Je me suis excusé et lui ai dit de ne pas perdre plus de temps avec elles.

C’est le dilemme des réfugiés palestiniens depuis 1948 : voir des groupes de personnes venant de partout sur le globe se promener à travers la misère de leurs camps, puis s’en aller. Rendre leur détresse et leurs histoires ouvertes aux auteurs et à leurs défenseurs est pour eux un moyen de stimuler un changement et l’action, et de faire avancer leur cause morale dans le monde entier.

Mais l’humanité est la clé ici. Pour raconter les histoires et conduire les recherches, on ferait bien de se rappeler que les réfugiés méritent notre affectivité quand ils évoquent leurs épreuves. Cela fait 65 ans que des Palestiniens dans des camps restent accrochés fermement à toutes les miettes d’espoir ou d’aides possibles. Mais au bout du compte, ils en sont toujours à attendre le jour où ils pourront retourner là où leur dignité et leur humanité peuvent leur être rendues : en Palestine.

Moe Ali Nayel est journaliste indépendant basé à Beyrouth, Liban. Pour le suivre sur Twittere : @MoeAliN.

Du même auteur :

- Syrie : la guerre déchire le camp palestinien de Yarmouk

Beyrouth, le 17 mai 2013 - The Electronic Intifada - traduction : Info-Palestine/JPP


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