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L’illusion Oslo

samedi 11 mai 2013 - 10h:03

Adam Hanieh
Jacobin

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Cette année marque le vingtième anniversaire de la signature des Accords d’Oslo entre l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et le gouvernement israélien. Officiellement connus sous le nom de Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie de territoires palestiniens, les Accords d’Oslo furent résolument circonscrits au cadre de la solution de deux Etats, proclamant "la fin de décennies d’affrontement et de conflit," la reconnaissance de "droits légitimes et politiques mutuels," dans le but de vivre dans un climat de "coexistence pacifique, de respect et de sécurités mutuels, et entendent instaurer une paix juste, durable et globale ainsi qu’une réconciliation historique au travers du processus politique convenu."

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13.09.1993, Signature des accords de Washington, ou Accords d’Oslo, qu’Edward Said décrivait comme "Le spectacle dégradant de Yasser Arafat remerciant tout le monde pour la suspension de la plupart des droits de son peuple, et la stupide solennité de la prestation de Bill Clinton, comme un empereur romain du 20ème siècle guidant deux rois vassaux à travers des rituels de réconciliation et de révérence."

Ses partisans affirmèrent que sous Oslo, Israël lèverait progressivement son contrôle sur le territoire de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, la toute nouvelle Autorité palestinienne (PA) y créant finalement un Etat indépendant. Au lieu de cela, le processus de négociation, et les accords ultérieurs entre l’OLP et Israël, ont ouvert la voie à la situation actuelle en Cisjordanie et à Gaza. L’Autorité palestinienne, qui administre aujourd’hui environ 2,6 millions de Palestiniens en Cisjordanie, est devenue l’architecte clé de la stratégie politique palestinienne. Ses institutions tirent leur légitimité internationale d’Oslo, et son but avoué de "bâtir un Etat palestinien indépendant" reste ancré dans le même cadre. Les appels incessants au retour aux négociations -lancés par les dirigeants états-uniens et européens presque quotidiennement- remontent aux principes énoncés en septembre 1993.

Deux décennies plus tard, il est maintenant courant d’entendre Oslo décrit comme un "échec" étant donné la réalité de l’occupation israélienne ininterrompue. Le problème, avec cette affirmation, est qu’elle confond les buts déclarés d’Oslo et les objectifs véritables. Du point de vue du gouvernement israélien, le but d’Oslo n’était pas de mettre fin à l’occupation de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, ni d’aborder les questions de fond de la dépossession palestinienne, mais quelque chose de beaucoup plus fonctionnel. En créant la perception que les négociations aboutiraient à une sorte de "paix", Israël a réussi à dépeindre ses intentions comme celles d’un partenaire plutôt qu’un ennemi de la souveraineté palestinienne.

A partir de cette perception, le gouvernement israélien s’est servi d’Oslo comme d’une feuille de vigne pour masquer la consolidation et l’approfondissement de son contrôle sur la vie palestinienne, en utilisant les mêmes mécanismes stratégiques que depuis le début de l’occupation de 1967. Construction de colonies, restrictions de la mobilité des Palestiniens, incarcération de milliers de personnes et autorité sur les frontières et la vie économique : tout ceci réuni pour former un système complexe de contrôle. Une personnalité palestinienne peut présider l’administration au jour le jour des affaires palestiniennes, mais le pouvoir ultime demeure entre les mains d’Israël. Cette structure a atteint son apogée dans la Bande de Gaza, où plus d’1,7 million de personnes sont parquées dans une minuscule enclave dont l’entrée et la sortie des marchandises et des personnes sont largement déterminées par le diktat israélien.

Oslo a également eu un effet politique pernicieux. En réduisant la lutte palestinienne au processus de marchandage de tronçons de terre en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, Oslo a désarmé, d’un point de vue idéologique, des pans non négligeables du mouvement politique palestinien qui préconisaient la poursuite de la résistance au colonialisme israélien et cherchaient la réalisation véritable des aspirations palestiniennes. La plus importante d’entre elles était l’exigence que les réfugiés palestiniens aient le droit de revenir dans leurs foyers et sur les terres d’où ils ont été expulsés en 1947 et 1948. Avec Oslo, parler de ces objectifs est devenu fantaisiste et irréaliste en normalisant un pragmatisme trompeur au lieu de s’attaquer aux racines fondamentales de l’exil palestinien. En dehors de la Palestine, Oslo a donné un coup mortel à la solidarité et la sympathie dominantes à l’époque avec la lutte palestinienne, construites pendant les années de la Première Intifada, en remplaçant l’orientation vers un soutien populaire collectif par la foi dans des négociations pilotées par les gouvernements occidentaux. Il faudra plus d’une décennie aux mouvements de solidarité pour se reconstruire.

En même temps qu’il affaiblissait le mouvement national palestinien, Oslo a aidé au renforcement de la position régionale d’Israël. La perception illusoire qu’Oslo mènerait à la paix a permis aux gouvernements arabes, Jordanie et Egypte en tête, de nouer des liens économiques et politiques avec Israël sous les auspices américain et européen. Israël fut ainsi en mesure de se libérer des boycotts arabes, qui lui auraient coûté un total de 40 milliards de dollars de 1948 à 1994. Plus significatif encore, une fois Israël arraché à ses difficultés, des entreprises internationales ont pu investir dans l’économie israélienne sans crainte de s’attirer les boycotts secondaires de partenaires commerciaux arabes. Ce faisant, Oslo s’est présenté comme l’outil idéal pour renforcer le contrôle d’Israël sur les Palestiniens et de consolider simultanément sa position au sein du Moyen-Orient élargi. Il n’y avait pas de contradiction entre le soutien au "processus de paix" et l’intensification de la colonisation - le premier oeuvrant régulièrement à permettre la seconde.

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1994 : Yasser Arafat, Simon Peres et Yitzhak Rabin reçoivent le Prix Nobel de la Paix (!)

Il convient de rappeler qu’au milieu des clameurs de la claque internationale favorable à Oslo - couronné par le Prix Nobel de la Paix décerné conjointement au Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, au ministre israélien des Affaires étrangères Shimon Peres et au chef de l’OLP Yasser Arafat en 1994 - quelques voix perspicaces ont pronostiqué la situation que nous vivons aujourd’hui. On remarque parmi elles celle d’Edward Said, qui a écrit avec force contre les accords Oslo, commentant que leur signature montrait "le spectacle dégradant de Yasser Arafat remerciant tout le monde pour la suspension de la plupart des droits de son peuple, et la stupide solennité de la prestation de Bill Clinton, comme un empereur romain du 20ème siècle guidant deux rois vassaux à travers des rituels de réconciliation et de révérence." Décrivant l’accord comme "un instrument de la reddition palestinienne, un Versailles palestinien," Said notait que l’OLP deviendrait l’ "homme de main d’Israël", aidant Israël à approfondir sa domination économique et politique des territoires palestiniens et consolidant un "état de dépendance permanente." Il est nécessaire de se souvenir d’analyses comme celles de Said, non seulement pour leur remarquable prescience et comme contrepoids à la mythification constante de l’histoire, puisque la quasi-totalité des dirigeants mondiaux continuent aujourd’hui de jurer allégeance à un "processus de paix" chimérique.

Une question qui reste souvent sans réponse dans les analyses d’Oslo et la stratégie à deux Etats est pourquoi la direction palestinienne basée en Cisjordanie a été si volontairement complice de ce projet désastreux. Trop souvent, l’explication est essentiellement tautologique - quelque chose comme "la direction palestinienne a pris de mauvaises décisions parce que ce sont de mauvais dirigeants." Le doigt est souvent pointé sur la corruption, ou sur les difficultés du contexte international qui limitent les options politiques disponibles.

Ce qui manque à ce type d’explication, c’est un fait brutal : certains Palestiniens ont un grand intérêt à voir le maintien du statu quo. Au cours des deux dernières décennies, l’évolution de la domination israélienne a produit de profonds changements dans la nature de la société palestinienne. Ces changements se sont concentrés en Cisjordanie, cultivant une base sociale qui soutient la trajectoire politique de la direction palestinienne dans son empressement à céder les droits palestiniens en échange de son intégration dans les structures du colonialisme de peuplement israélien. C’est ce processus de transformation socio-économique qui explique la soumission des dirigeants palestiniens à Oslo, et il souligne la nécessité d’une rupture radicale avec la stratégie de deux Etats.

La base sociale d’Oslo et la stratégie de deux Etats

Le déroulement du processus d’Oslo a finalement été façonné par les structures de l’occupation établies par Israël au cours des décennies précédentes. Pendant cette période, le gouvernement israélien a lancé une campagne systématique de confiscation des terres palestiniennes et de construction des colonies dans les zones d’où les Palestiniens avaient été chassés pendant la guerre de 1967. La logique de ce colonialisme de peuplement était incarnée par deux plans stratégiques majeurs, le Plan Allon (1967) et le Plan Sharon (1981). Ces deux plans prévoyaient que les colonies israéliennes seraient installées entre les grands centres de population palestiniens et au-dessus des aquifères et des terres agricoles fertiles. Un réseau routier réservé aux Israéliens relierait ces colonies entre elles ainsi qu’aux villes israéliennes en dehors de la Cisjordanie. Israël pourrait ainsi s’emparer de la terre et des ressources, séparer les zones palestiniennes les unes des autres et éviter autant que possible d’assumer la responsabilité directe de la population palestinienne. L’asymétrie des contrôles israélien et palestinien sur la terre, les ressources et l’économie signifie que les contours de l’Etat palestinien en formation étaient totalement dépendants du plan israélien.

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Exploitation de la terre dans la Vallée du Jourdain (chiffres 2009) - à g., seuls 6% de la terre peut être exploitée par les Palestiniens. A dr., les colons israéliens représentent seulement 13% de la population et vivent dans des colonies qui violent le droit international. ([source->http://blogs.oxfam.org/en/blogs/12-08-29-3-facts-israeli-settlements-impact-palestinians-jordan-valley])

Combinées aux restrictions militaires imposées à la circulation des agriculteurs palestiniens et de leur accès à l’eau et aux autres ressources, les vagues massives de confiscation de terres et de construction de colonies, pendant les 20 premières années de l’occupation de 1967, transformèrent la propriété foncière et les modes de reproduction sociale palestiniens. De 1967 à 1974, la superficie de terres palestiniennes cultivées en Cisjordanie a diminué d’environ un tiers. Avec l’expropriation des terres dans la Vallée du Jourdain par les colons israéliens, 87% de toutes les terres irriguées en Cisjordanie furent retirées des mains palestiniennes. Des ordres militaires interdirent le forage de nouveaux puits à des fins agricoles et restreignirent l’utilisation globale de l’eau aux Palestiniens, tandis que les colons israéliens étaient encouragés à en utiliser autant que nécessaire.

Avec cette destruction délibérée du secteur agricole, les Palestiniens les plus pauvres - en particulier les jeunes - quittèrent les zones rurales et partirent travailler en Israël, dans les secteurs de la construction et de l’agriculture. En 1970, le secteur agricole incluait plus de 40% de la main-d’oeuvre palestinienne travaillant en Cisjordanie. En 1987, ce chiffre n’était plus que de 26%. La part de l’agriculture palestinienne dans le PIB a chuté de 35 à 16% entre 1970 et 1991.

A l’intérieur du cadre établi par les Accords d’Oslo, Israël a intégré sans difficulté ces changements à la Cisjordanie dans un système de contrôle global. La terre palestinienne a été progressivement transformée en un patchwork d’enclaves isolées, avec trois principaux groupes au nord, au centre et au sud de la Cisjordanie, séparés les uns des autres par des blocs de colonies. L’Autorité palestinienne s’est vue octroyer une autonomie limitée dans les zones où vivaient la plupart des Palestiniens (les soi-disant zones A et B), mais la circulation entre ces zones pouvait être interrompue à tout moment par l’armée israélienne. Tout déplacement vers et depuis les zones A et B, ainsi que la détermination des droits de résidence dans ces zones, ont été placés sous autorité israélienne. Israël a également contrôlé la grande majorité des aquifères d’eau, toutes les ressources souterraines, et tout l’espace aérien en Cisjordanie . Les Palestiniens furent soumis au bon vouloir d’Israël pour leur approvisionnement en eau et en énergie.

Le contrôle total d’Israël sur toutes les frontières extérieures, codifié dans le Protocole de Paris de 1994 sur les Relations économiques entre l’Autorité palestinienne et Israël, signifiait qu’il était impossible pour l’économie palestinienne de développer des relations commerciales sérieuses avec un pays tiers. Le Protocole de Paris a donné à Israël le dernier mot sur ce que l’Autorité palestinienne était autorisée à importer et à exporter. La Cisjordanie et la Bande de Gaza devinrent ainsi hautement dépendantes des produits importés, avec des importations totales comprises entre 70 et 80% du PIB. En 2005, le Bureau central palestinien des statistiques estimait que 74% de toutes les importations vers la Cisjordanie et la Bande de Gaza venaient d’Israël, alors que 88% de toutes les exportations en provenance de ces zones étaient destinées à Israël.

En l’absence de base économique réelle, l’Autorité palestinienne fut complètement tributaire des flux de capitaux extérieurs d’aide et de prêts, qui étaient encore sous contrôle israélien. Entre 1995 et 2000, 60% du chiffre d’affaires total de l’AP provenait des impôts indirects perçus par le gouvernement israélien sur les marchandises importées de l’étranger et destinées aux territoires occupés, des taxes collectées par le gouvernement israélien puis transférées à l’AP tous les mois, selon un processus décrit dans le Protocole de Paris. L’autre principale source de revenu de l’AP venait de l’aide et de débours étrangers par les Etats-Unis, l’Europe et les gouvernements arabes. En effet, les chiffres de l’aide mesurés en pourcentage de revenu national brut indiquaient que le Cisjordanie et la Bande de Gaza étaient parmi les régions du monde les plus dépendantes de l’aide.

Changement dans la structure de la main d’œuvre

Ce système a engendré deux changements majeurs dans la structure socioéconomique de la société palestinienne. Le premier d’entre eux concerne la nature de la main-d’œuvre palestinienne, qui est devenue de plus en plus un robinet que l’on ouvre ou que l’on ferme en fonction de la situation économique et politique ou des besoins, de la capitale israélienne. A partir de 1993, Israël a consciencieusement commencé à remplacer la main-d’œuvre palestinienne qui venait travailler chaque jour depuis la Cisjordanie, par des travailleurs étrangers originaires d’Asie ou d’Europe de l’Est. Cette substitution a partiellement été rendue possible par le déclin de l’importance des secteurs de la construction et de l’agriculture, l’économie d’Israël s’en éloignant et développant, dans les années 90, les industries high-tech et les transferts de capitaux financiers.

Entre 1992 et 1996, l’emploi de Palestiniens en Israël est passé de 116 000 travailleurs (33% de la main-d’œuvre palestinienne) à 28 100 (soit 6% de la main-d’œuvre palestinienne). Les revenus provenant du travail en Israël se sont effondrés, passant de 25% du PNB palestinien en 1992, à 6% en 1996. Entre 1997 et 1999, les chiffres absolus de travailleurs palestiniens sont remontés à des niveaux quasi identiques à ceux des années précédant 1993, en raison d’une reprise de l’économie israélienne, mais la proportion de Palestiniens dans la main-d’œuvre travaillant en Israël représentait néanmoins presque la moitié de ce qu’elle avait été dix ans auparavant.

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Des ouvriers palestiniens attendent au passage frontalier d’Erez, au nord de la Bande de Gaza, pour aller travailler en Israël, le 3 juin 2003
(photo AP)

Au lieu de travailler en Israël, les Palestiniens sont devenus de plus en plus dépendants de l’emploi dans le secteur public, au sein de l’Autorité palestinienne, ou de paiements de transfert de l’AP aux familles des prisonniers, des martyrs et des nécessiteux. En 2000, l’emploi dans le secteur public représentait un quart de l’emploi total en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, un niveau qui avait quasiment doublé depuis 1996. Plus de la moitié des dépenses de l’AP servent au paiement des salaires de ces employés du secteur public. Le secteur privé fournit aussi de très nombreux emplois, notamment dans le secteur des services. Ceux-ci sont très largement dominés par des structures familiales de petite taille – plus de 90% des entreprises du secteur privé palestinien emploient moins de 10 personnes – résultat de dizaines d’années de politiques israéliennes de dé-développement.

Le capital et l’Autorité Palestinienne

Parallèlement à la dépendance croissante des familles palestiniennes à, soit l’emploi, soit les paiements provenant de l’AP, le second sujet majeur de la transformation socio-économique de la Cisjordanie concerne la nature de la classe capitaliste palestinienne. Dans une situation de faible production locale et de dépendance extrêmement élevée aux importations et aux flux de capitaux étrangers, la puissance économique de la classe capitaliste palestinienne de Cisjordanie ne provenait pas de l’industrie locale, mais plutôt de la proximité avec l’AP en tant que vecteur principal des entrées de capitaux étrangers. Au fil des années Oslo, cette classe s’est regroupée à travers la fusion de trois groupes sociaux jusque là distincts : les capitalistes "rapatriés", la plupart venant d’une bourgeoisie palestinienne qui a émergé dans les Etats du Golfe et qui a des liens forts avec l’AP nouvellement au pouvoir, mais aussi des familles et des individus qui ont historiquement toujours dominé la société palestinienne, généralement de gros propriétaires terriens de l’époque pré-1967, particulièrement dans les régions nord de la Cisjordanie, et enfin ceux qui sont parvenus à accumuler des richesses de par leur position d’interlocuteurs au sein de l’occupation, depuis 1967.

Tandis que les appartenances à ces trois groupes se chevauchent considérablement, le premier a joué un rôle particulièrement significatif dans la nature de l’Etat et la formation de classe en Cisjordanie. Les flux financiers en provenance des pays du Golfe avaient longtemps joué un rôle important, quand il s’agissait de tempérer la frange radicale du nationalisme palestinien ; mais combinés au processus d’Oslo de création d’un Etat, ils ont radicalement aggravé les tendances à l’étatisation et à la bureaucratisation, au cœur même du projet national palestinien.

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Voitures de luxe en vente à Jenin, juillet 2010
(Photo Saif Dahlah)

Cette nouvelle configuration à trois côtés de la classe capitaliste tendait à tirer sa richesse de ses relations privilégiées avec l’Autorité palestinienne, qui aidait à sa croissance en lui cédant des monopoles sur des biens comme le ciment, le pétrole, la farine, l’acier ou les cigarettes ; en émettant des permis exclusifs d’importation et des exemptions de droits de douane ; en lui attribuant des droits exclusifs de distribution pour tel ou tel bien en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza ; et en distribuant des terres appartenant au gouvernement en-dessous de leur valeur réelle. En plus de ces formes d’accumulation facilitées par l’Etat, la majorité des investissements réalisés en Cisjordanie, provenant de donneurs étrangers durant ces années d’Oslo – construction d’infrastructures, projets de nouvelles constructions, développements de l’agriculture et du tourisme – était aussi généralement connectée à cette nouvelle classe capitaliste, d’une certaine façon.

Dans le contexte de la position totalement subordonnée de l’AP, la capacité à accumuler a toujours été liée au consentement israélien, et va de pair avec un prix politique à payer – de ceux destinés à acheter une complaisance avec la colonisation en cours et à imposer la résignation. Cela signifiait également que les éléments clés de l’élite palestinienne – les hommes d’affaires les plus riches, la bureaucratie d’Etat de l’AP et ceux qui restent de l’OLP même – en étaient arrivés à partager un intérêt commun s’inscrivant dans le projet politique d’Israël. Ce système a logiquement conduit à la propagation rapide de la corruption et du népotisme, étant donné que la survie individuelle dépendait des relations personnelles avec l’Autorité palestinienne. La corruption systématique de l’AP, qu’Israël et les gouvernements occidentaux ont régulièrement dénoncé dans les années 90 et 2000, était, en d’autres termes, une conséquence nécessaire et inévitable de ce système qu’ils avaient eux-mêmes précisément mis en place.

Le tournant néolibéral

Ces deux caractéristiques importantes de la structure des classes palestinienne – une main-d’œuvre dépendante de l’emploi fourni par l’Autorité palestinienne, et une classe capitaliste emberlificotée dans les règles israéliennes au travers de cette même AP – ont continué à caractériser la société palestinienne de Cisjordanie, de 2000 à 2010. En 2007, la division entre Cisjordanie et Bande de Gaza et celle entre le Fatah et le Hamas, ont renforcé cette structuration, avec une Cisjordanie sujette à toujours plus de restrictions complexes de mouvement et de contrôle économique. Parallèlement, Gaza s’est développée selon une trajectoire différente, avec le Hamas dépendant des profits tirés du commerce passant par les tunnels et de l’aide de pays comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite.

Ces dernières années, toutefois, on a observé une mutation importante dans la trajectoire économique de l’Autorité palestinienne, imbriquée dans un programme néolibéral sévère s’appuyant sur une austérité appliquée au service public et un modèle économique dont la visée est une intégration croissante du capital palestinien et israélien, au travers de zones industrielles orientées vers l’exportation. Cette stratégie économique n’agit que pour lier toujours plus étroitement les intérêts du capital palestinien à ceux d’Israël, en intégrant le colonialisme israélien aux structures mêmes de l’économie palestinienne. Elle a engendré une aggravation des niveaux de pauvreté et une concentration croissante des richesses. En Cisjordanie, le PIB réel par habitant a progressé, passant d’un peu plus de 1400 $ en 2007 à 1900 $ en 2010, la croissance la plus rapide observée sur une dizaine d’années. Dans le même temps, le taux de chômage est pour l’essentiel resté stable, autour de 20%, l’un des plus élevés au monde. L’une des conséquences a été une pauvreté accrue : environ 20% de la population de Cisjordanie vivait avec moins de 1,67 $ par jour, pour une famille de 5 personnes, en 2009-2010. Malgré ces niveaux de pauvreté, la consommation des plus riches est passée de 10% à 22,5% de la consommation totale en 2010.

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Distribution d’aide alimentaire, Al-Khalil/Hébron, quartier Tel Rumeida.
(photo MR/ISM)

Dans ces conditions, la croissance a trouvé son origine dans les augmentations prodigieuses des dépenses, axées sur la dette, liées aux services et aux biens immobiliers. D’après la Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement (UNCTAD), le secteur de l’hôtellerie et de la restauration a progressé de 46% en 2010, tandis que celui de la construction augmentait de 36%. Sur la même période, celui de l’industrie baissait de 6%. Les données publiées par l’Autorité monétaire palestinienne indiquent les niveaux élevés des taux d’endettement des consommateurs et montrent que le montant des crédits bancaires a presque doublé entre 2008 et 2010. La plupart de ceux-ci concernaient des achats de biens immobiliers, d’automobiles, ou des débits de cartes de crédit de particuliers. Pour ces trois domaines, le montant des crédits a fait un bond spectaculaire de 245%, entre 2008 et 2011. Ces formes de consommation individuelle et d’endettement des ménages pourraient avoir des implications profondes sur la façon dont les gens envisagent leur capacité à mener une lutte sociale et leur relation à la société. De plus en plus pris dans un marché de relations financières sur le web, les individus cherchent à satisfaire leurs besoins à travers ce marché, généralement en empruntant de l’argent, plutôt qu’au travers d’une lutte collective en faveur des droits sociaux. La montée de ces relations axées sur les finances et les dettes a conduit à une individualisation de la société palestinienne. La conséquence en a également été une influence conservatrice, avec la majorité de la population plus concernée par la "stabilité" et la capacité à rembourser ses dettes que la possibilité d’une résistance populaire.

Au-delà de l’impasse ?

Le cul-de-sac dans lequel se trouve actuellement la stratégie politique palestinienne est intimement lié à la question de classes. La stratégie de deux Etats énoncée dans Oslo a généré une classe sociale qui tire des bénéfices non négligeables de sa position au sommet du processus des négociations et de ses liens avec les structures de l’occupant. C’est l’ultime raison pour laquelle la position politique de l’AP est de se coucher devant Israël, ce qui signifie qu’un élément central de la reconstruction de la résistance palestinienne passe nécessairement par une confrontation avec la position de ces élites. Ces toutes dernières années, des signes encourageants ont été observés allant dans ce sens, avec l’émergence de mouvements de protestation dont l’origine était la détérioration des conditions économiques en Cisjordanie et qui visaient explicitement l’AP pour y avoir contribué. Mais aussi longtemps que les principaux partis politiques palestiniens continueront à subordonner ces questions de classes au supposé besoin d’unité nationale, il sera difficile pour ces mouvements de gagner une mobilisation plus profonde.

De plus, l’histoire de ces vingt dernières années montre que le modèle "des faucons et des colombes" du système politique israélien, si populaire dans la couverture superficielle des grands médias et totalement partagée par les dirigeants palestiniens de Cisjordanie , est résolument faux. C’est la force qui a permis d’accoucher "de négociations de paix". En effet, l’expansion des colonies, les restrictions de mouvement et la permanence du pouvoir militaire ont rendu possible la codification du contrôle israélien au travers des Accords d’Oslo. Il ne s’agit pas de nier que des différences substantielles existent entre les différents courants politiques présents en Israël, mais plutôt d’arguer que ces différences s’inscrivent dans un continuum plutôt que dans une dans une disjonction aiguë. La violence et les négociations sont complémentaires, renforçant mutuellement des aspects d’un projet politique commun, partagé par tous les principaux protagonistes, et toutes deux agissent de pair pour renforcer le contrôle israélien sur la vie des Palestiniens. Les vingt dernières années n’ont fait que confirmer totalement ce fait.

Aujourd’hui, la réalité du contrôle israélien est le résultat d’un seul processus qui a nécessairement combiné la violence et des négociations illusoires en guise d’alternative pacifique. L’opposition des extrémistes de l’aile droite à un soi-disant camp israélien des partisans de la paix a servi à masquer la question centrale de la force et du contrôle colonial inscrits dans le programme politique des premiers.

Cette position trouve son origine dans la supposition partagée par les ailes gauche et droite sionistes que les droits palestiniens peuvent être réduits à la question d’un Etat quelque part dans la Palestine historique. Dans la réalité, le projet central de ces soixante-trois ans de colonisation de la Palestine s’est traduit par les tentatives des gouvernements israéliens successifs, de diviser et de créer une fracture au sein du peuple palestinien, en essayant de détruire une identité nationale de cohésion et en séparant les Palestiniens les uns des autres. Les différentes catégories de Palestiniens illustrent parfaitement ce processus : les réfugiés qui demeurent éparpillés dans des camps à travers le pays, ceux qui sont demeurés sur leurs terres de 1948 et qui sont devenus par la suite citoyens de l’Etat israélien, ceux qui vivent dans les cantons isolés de Cisjordanie, et maintenant ceux qui sont séparés par la rupture entre Gaza et la Cisjordanie. Tous ces groupes de personnes constituent la nation palestinienne, mais la négation de leur unité a constitué la logique principale de la colonisation, et ce dès avant 1948. Les ailes gauche et droite sionistes sont d’accord avec cette logique, et ont agi à l’unisson pour réduire la "question" palestinienne aux fragments isolés d’une nation. Cette logique est également pleinement acceptée par l’Autorité palestinienne et s’inscrit dans sa vision d’une "solution à deux Etats".

Oslo est peut-être mort, mais son corps en putréfaction n’est pas de ceux dont un Palestinien devrait espérer la résurrection. Ce qui est nécessaire est une nouvelle orientation politique qui refuse que l’identité palestinienne soit fracturée en zones géographiques éparses. Il est encourageant de constater qu’un nombre grandissant de voix appellent à une réorientation de la stratégie palestinienne, basée sur un seul Etat couvrant toute la Palestine historique. Les seuls efforts palestiniens ne pourront pas aboutir à un tel résultat. Il nécessite une plus large remise en question de la relation privilégiée qu’Israël entretient avec les Etats-Unis, et de sa position de pilier incontournable du pouvoir américain au Moyen-Orient. En revanche, une stratégie axée sur un seul Etat offre une vision de la Palestine où se voit confirmée l’essentielle unité de toutes les catégories du peuple palestinien, indépendamment de leur situation géographique.

Elle permet aussi de tendre la main aux Israéliens qui rejettent le sionisme et le colonialisme en leur proposant l’espoir d’une future société où nul ne sera discriminé en raison de son identité nationale, et dans laquelle tous pourront vivre sans distinction de religion ou d’origine ethnique. C’est cette vision qui offre une voie vers la paix et la justice. ■



Adam Hanieh est chargé de cours à la Faculté d’Etudes orientales et africaines de l’Université de Londres et auteur de Lineages of Revolt : Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, à paraître chez Haymarket Press.

10 mai 2013 - Source : JACOBIN - Traduction : CR/MR pour ISM - publié par ISM


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