16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

L’Irak déborde en Syrie

mercredi 18 avril 2007 - 20h:36

Alain Campiotti - Le Temps

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


L’exode des réfugiés de la guerre a pris une telle ampleur que la démographie de Damas en a été bouleversée. Rendez-vous rue Falloujah.

Karim al-Hamz ferme à clé l’entresol minuscule où il pratique son repassage. Il n’habite pas loin. Dans la rue, l’appel à la prière qui tombe d’un minaret près du carrefour domine le vacarme des moteurs et des klaxons. Un gamin assis sur une chaise s’égosille : « Barrdad ! Barrdad ! » Il vend des billets pour un bus qui va partir vers le sud-est, vers la capitale irakienne : six heures de route, si tout va bien.

Cinquante mètres plus loin, une porte métallique protégée par une chaîne est surmontée d’une grande enseigne qui signale le siège local du parti de Moqtada Sadr : un photomontage montre le jeune chef de l’Armée du Mehdi et, en arrière-plan, la barbe blanche de son père, assassiné par les hommes de Saddam Hussein.

Ici, tout est irakien. C’est pourtant Damas, banlieue sud de la capitale syrienne, au c ?ur du quartier de Sit Zeinab. La rue elle-même a symboliquement changé de nom : tout le monde dit désormais charea airaq, autrement dit la rue d’Irak. Au carrefour principal, l’inévitable portrait de Bachir el-Assad, raïs de père en fils, contemple avec cet air un peu ahuri qu’il a ce bouleversement démographique dans la périphérie usée et poussiéreuse de sa métropole.

C’est le plus grand mouvement de population au Proche-Orient depuis la partition de la Palestine dans la guerre il y a soixante ans. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui n’en parlait pas trop naguère, est désormais mobilisé par ce défi nouveau, et réunit depuis mardi à Genève une conférence internationale pour envisager la gestion concertée de cette autre conséquence massive de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés.

Les Irakiens qui sortent du pays pour échapper à l’insécurité permanente, ou pour d’autres raisons, sont partis un petit peu vers l’est, beaucoup vers l’ouest. Les Saoudiens, pour l’essentiel, leur ont fermé la porte. Les Jordaniens en ont accueilli 700000, mais n’acceptent plus maintenant que les migrants aux poches pleines. La Syrie, elle, a laissé sa frontière ouverte. Fidélité à la vision panarabe du régime fondé par Hafez el-Assad : cette générosité était d’autant plus naturelle que les frères arabes d’outre-Euphrate étaient aussi les victimes de la branche rivale et honnie du parti Baath dont Saddam Hussein avait imposé la dictature à Bagdad jusqu’à sa chute en avril 2003. Damas n’a même pas appelé à l’aide, parce que ce pouvoir n’aime pas beaucoup les interférences étrangères. Mais maintenant, avec l’Irak qui continue de se vider par la steppe désertique, une panique gagne : cette présence massive et croissante de réfugiés - 1000 de plus chaque jour - va devenir explosive.

Les deux pièces où vivent Karim et sa famille sont à l’étage d’une petite construction pas vraiment terminée. L’inachevé, ici, semble être une norme. Avant de laisser entrer l’étranger, il va informer sa femme pour qu’elle n’apparaisse pas, ramène du jus d’orange. Ce sunnite, géographe de profession, travaillait en Libye quand la guerre a commencé. Il est rentré parce que son frère avait été tué, à Mahmoudyah, au sud de Bagdad, « par la police ». Il prend un crayon et un morceau de papier pour faire comprendre la raison de sa fuite vers Damas.

Mahmoudyah est au milieu d’un chapelet de villes sur la route de Bagdad à Kerbala. Populations mêlées, chiites et sunnites. « Les milices, qui travaillent main dans la main avec la police, nous terrorisent pour nous faire partir. » Il nomme le mouvement sadriste, qui a pignon sur rue, à Damas, à un bloc de son appartement. Karim raconte aussi une perquisition conduite par des soldats américains avec tant de brutalité que son aînée en est tombée malade. Son pancréas a cessé de fonctionner : diabète. Le père demande à cette fille au regard triste d’aller chercher une des seringues jetables (NovoMx 3 Flexpen) qui lui permettent de vivre. « On n’en trouve pas en Syrie. Un ami me les a envoyées de Norvège. Nous n’en aurons bientôt plus. »

Les trois filles de Karim al-Hamz vont à l’école, avec un petit peu de peine à s’adapter à l’arabe vite débité des maîtres damascènes. Ça fait partie de la générosité syrienne pour les frères irakiens : les classes ont été ouvertes aux réfugiés, et elles débordent ; les hôpitaux offrent des soins de base gratuits. Ceux qui arrivent reçoivent une autorisation de séjour de trois mois, renouvelable une fois. Au bout de six mois, un membre de la famille doit aller à la frontière pour obtenir un nouveau permis.

En janvier, le gouvernement a annoncé qu’il allait imposer un régime plus sévère : le séjour serait limité à deux fois quinze jours, et il faudrait retourner pour un mois en Irak avant de pouvoir obtenir une autre autorisation. Ce resserrement n’a pas encore été mis en ?uvre, mais il traduit l’inquiétude du pouvoir baathiste devant la grogne des Syriens, qu’on entend maintenant partout. Car l’arrivée massive des réfugiés a fouetté les prix des produits alimentaires, qui ont doublé parfois, et surtout les loyers des logements.

Un système assez pervers s’est mis en place. Pour les propriétaires immobiliers, petits ou gros, l’exode irakien est une bonne affaire.

Les loyers demandés aux réfugiés sont souvent exorbitants. Karim doit payer l’équivalent de 250 dollars pour ses deux pièces, et sa minuscule blanchisserie à l’entresol ne suffit pas à réunir une telle somme. Souvent, les exilés ne survivent que grâce à l’argent que leur envoient des parents restés en Irak, ou expatriés en Europe ou ailleurs. Les loyers que paient les Syriens ont pris l’ascenseur dans la foulée. L’Etat lui-même tire parti de cette crise humanitaire en prélevant une taxe de 17% sur les sous-locations. La guerre en Irak, de manière générale, est d’ailleurs une bonne affaire pour Damas. Une partie des importations irakiennes passe par les ports syriens de Méditerranée. L’un des frères du président Bachir el-Assad, maître du port de Lattaquié, a acquis le surnom de « Mr 10% ».

La « rue d’Irak » est à cinq minutes à pied de la mosquée qui sert de mausolée à Zeinab, une des petites filles du Prophète, vénérée par les chiites. C’est un aimant pour les Iraniens et ceux qui fuient l’Irak.

Les réfugiés chrétiens, eux, se sont installés en majorité plus à l’est, dans le quartier de Jaramana. Le bouleversement démographique a eu là aussi des effets toponymiques. La rue principale s’appelle désormais Falloujah, et c’est également le nom du restaurant le plus moderne, où un gamin irakien de 15ans, effrayé de parler devant le propriétaire à grosse moustache, sert le café avec son frère sans parvenir à gagner le montant de leur loyer.

A Jaramana, le pôle des réfugiés, c’est le couvent Ibrahim al-Kahlil.

Vendredi dernier, les Chaldéens du quartier étaient réunis dans cette église catholique qu’on leur prête, pour un hommage à un disparu. Les plus démunis peuvent aussi s’y nourrir. Mais Hayat Chahine, qui veille sur toute cette bienveillance, a de la peine à dissimuler un peu d’exaspération devant cet envahissement : « La Syrie aide tout le monde ! Mais nous avons aussi nos pauvres, nous ! »

Les Irakiens qui viennent à Al-Kahlil sont plutôt âgés. Certains se sont réfugiés à Damas avant même la chute de Saddam Hussein. Fahim Amso, un enseignant sexagénaire, a ainsi quitté Bagdad au début de mars 2003, non pas à cause de la guerre qui venait, mais parce que sa fille avait été enlevée par un groupe politico-mafieux. Et, depuis quatre ans qu’il est à Jaramana, il n’a que le désir d’en partir, dans un pays d’accueil moins proche de l’Irak, en Europe par exemple. Mais le HCR, qui a entrepris d’enregistrer les candidats à l’asile, rejette pour son grand malheur les demandes de ceux qui se sont réfugiés à Damas avant la guerre.

Partir : c’est le rêve fréquent. Echapper à la précarité, à la proximité irakienne, aux loyers ruineux de Damas. Mais les portes partout se ferment. Le Canada, qui était doux aux réfugiés, serre lui aussi la vis. Comme l’Australie. C’est là que Mariam voulait aller.

Elle a deux cousins du côté de Canberra, mais qui apparemment ne peuvent rien pour elle : sa requête a été rejetée. Cette jeune mère de deux fils a trouvé refuge à Sednaya, une enclave chrétienne au nord de Damas. Elle ne parvient pas à retenir ses larmes quand elle montre la photo de son mari, tué il y a deux ans sous ses yeux, à Bagdad. Il était ingénieur, sans emploi, et il avait ouvert une échoppe d’alcool.

Des musulmans extrémistes l’avaient menacé plusieurs fois. Et du récit de sa veuve, on déduit qu’ils ont fini par le punir de mort comme ils le promettaient. Mais Mariam raconte à ses voisins de Sednaya que son mari a été tué par des Américains. Les réfugiés éperdus, qui cherchent le moyen de reconstruire leur vie ailleurs, sont aussi comme ça : ils adaptent leur histoire à l’interlocuteur.


Les pommes du CICR

En Syrie, les délégués font aussi du commerce de fruits.

S’il faut être réfugié, mieux vaut être Irakien. La pire des conditions, aujourd’hui en Syrie, c’est d’être Palestinien. Ils sont haïs à Bagdad, parque que Saddam Hussein les protégeait. Ils sont méprisés à Damas, parce qu’une longue cohabitation, dans le grand camp bidonville du sud de la capitale, a rendu acides les rapports avec les locaux. Plus de 15000 Palestiniens aimeraient sortir d’Irak. La Syrie n’en a accepté que 300. Des centaines d’autres attendent dans un camp à la frontière, et le Comité international de la Croix- Rouge s’occupe d’eux.

Le CICR, en Syrie, a une autre tâche étonnante : il fait le commerce des pommes. Il y a sur le plateau du Golan occupé par Israël beaucoup de bons pommiers, et à Damas beaucoup de consommateurs de pommes. Mais de l’un à l’autre, le chemin est difficile. Les délégués de Genève sont devenus les intermédiaires de cet échange impossible. Et pour certifier que le transport des fruits est absolument neutre (ce qu’exigeaient les Syriens), les chauffeurs des camions de pommes sont Africains, et les plaques des véhicules genevoises.

Alain Campiotti, de retour de Damas - Le Temps, le 18 avril 2007

Sur le même sujet :
- Réfugiés ou citoyens en colère
- Guerre d’Irak, quatre ans après : de la dictature au chaos humanitaire


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.