Égypte : la question non résolue de l’économie
samedi 10 novembre 2012 - 07h:00
Ramzy Baroud
Une nouvelle Égypte ne requiert pas seulement une nouvelle constitution et un nouveau président. Il existe également des questions urgentes qui doivent être soulevées, notamment les divisions entre religieux et laïcs, la valeur de la Charia dans l’élaboration des lois, la citoyenneté, les droits de minorités, le rôle et l’implication de la société civile, la politique étrangère, et la liste reste encore longue.
- Plus de 14 millions d’Égyptiens vivent avec moins d’un dollar par jour - Photo : IRIN
Cependant, il y a un point qui mérite une attention particulièrement urgente et qui doit s’inscrire à l’ordre du jour des discussions ayant trait à l’intérêt de l’Egypte. Il s’agit du redressement de l’économie bouleversée du pays. En effet, lors du premier tour des élections tenues le 23 mai 2012, les candidats en course pour la présidence de l’Egypte semblaient ne pas partager les mêmes opinions concernant l’avenir. Mais avec l’élimination de Hamdeen Sabahy, le candidat indépendant, avant le dernier tour des élections des 16 et 17 juin 2012, le programme économique des deux candidats en lice paraissait curieusement similaire et étrangement familier.
La singularité réside dans le fait que les deux rivaux, en l’occurrence Mohamed Morsi du Parti de la liberté et de la Justice, et l’ancien premier ministre Ahmed Shafiq, sont censés représenter les deux paradoxes qui définissent l’Égypte post-révolution 2011. En effet, Morsi, une figure des Frères Musulmans a longuement été opprimé et étouffé par le régime que son adversaire Shafiq a consciencieusement et loyalement servi.
Ainsi, « le second tour des élections présidentielles entre deux candidats des plus radicaux a fait monter en flèche les inquiétudes des investisseurs quant à un éventuel retour aux troubles et aux agitations » estime l’Arabia Monitor, une société d’études de marché. Toutefois, les deux candidats s’unissent par leur plaidoyer concernant la même économie de marché qui était le modèle d’orientation de l’ancien régime discrédité de Moubarak. Bien évidemment, ces nouvelles ne sont guère étonnantes lorsqu’il s’agit de Shafiq, membre de la classe dirigeante et dont on ne s’attendrait sûrement pas à ce qu’il remette en question l’inégalité chronique qui ronge l’Égypte. Par contre, la position de Morsi est, quant à elle, effarante.
Par ailleurs, Patrick Werr analyse : « Alors que les concurrents décrivent les Frères Musulmans comme une nébuleuse obsédée par la religion, la confrérie avait un plan ambitieux dont les détails avaient été révélés avant le premier tour des élections présidentielles. Le plan affiche un pragmatisme qui place la croissance économique au-dessus de l’idéologie. » Ainsi, le « pragmatisme » est prôné par la Confrérie parce qu’il promeut « un plan solide pour l’économie de marché » et un engagement rapide visant l’obtention d’un prêt de la part du Fonds Monétaire International (FMI)
Selon certaines estimations, la dette actuelle de l’Égypte s’approche des $190 milliards. La révolution égyptienne qui a, en partie, appelé à la justice économique et à la distribution équitable des richesses est encore à ses débuts pour pouvoir produire et mettre en place une nouvelle réalité économique. Sous le règne de Moubarak, il y avait une interprétation sélective de l’économie de marché, entachée par une corruption démesurée en faveur de l’élite dirigeante. Pendant plus de 15 mois de tergiversations entre le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA), des masses en colère, un parlement fraîchement élu et bien d’autres forces, l’économie déjà fragile et en difficulté se trouve actuellement ravagée. Pour sa part, la livre égyptienne est confrontée à la perspective d’une « dévaluation chaotique »
Pour ce qui est de l’offre de prêt initiale proposée par le FMI, l’Égypte avait alors refusé les $3.2 milliards, jugeant la somme inférieure au taux escompté pour réparer les dommages. En effet, les estimations du gouvernement égyptien et du FMI avancent la somme de $10 à 12 milliards qui sera capable de sécuriser la livre.
Il faut dire que la dévaluation monétaire ne représente qu’une goutte dans l’océan de l’infortune économique actuelle que vit l’Égypte. The Economist avait, dans son édition hebdomadaire du 19-25 mai 2012, indiqué que les réserves de change de l’Égypte ont enregistré une nette baisse et sont actuellement estimées au tiers de leur valeur d’il y a 15 mois. De plus, le déficit budgétaire a connu une envolée de 10% du PIB du pays. « La question du déficit budgétaire pourrait être résolue en renonçant aux subventions accordées aux énergies, néanmoins, dans un pays où 40% de la population vit sous le seuil de la pauvreté, une telle solution deviendra une affaire politique extrêmement épineuse. »
Mais à vrai dire, la réalité dépasse de loin « une affaire politique extrêmement épineuse » car la gestion de l’économie déterminera au bout du compte la nature de la relation qui sera instaurée ou brisée entre les nouveaux dirigeants du pays et le peuple qui, pour rappel, est non seulement privé de ses droits politiques, mais est également marginalisé économiquement.
A présent, bien que la plupart des Égyptiens désapprouvent et condamnent l’héritage de Moubarak, les institutions financières occidentales avaient, à juste titre, favorablement perçu les indicateurs économiques du pays durant de nombreuses années. Après tout, l’Égypte avait bel et bien enregistré une croissance régulière et constante. En effet, les « réformes économiques » mises en place à partir de 1991 sont célèbres pour avoir davantage ouvert la voie à la libéralisation du commerce et de l’investissement, à la réduction des subventions (obligeant ainsi les pauvres à s’éterniser dans la pauvreté et dans l’état de désolation) et au démantèlement du service public. Le FMI et autres institutions prêteuses occidentales ne se contentent que de l’application de mesures d’austérité, indépendamment du fait que le nouveau président égyptien soit un Musulman barbu ou un libéral déclaré. La seule et unique idéologie qui compte pour le FMI est l’économie de marché.
Par conséquent, il est impératif de penser à une solution pour les quelques 14.2 millions d’égyptiens qui vivent avec moins de $1 US par jour. Actuellement, 1.5 millions d’habitants vivent dans de larges cimetières dans la périphérie du Caire. Malheureusement, l’austérité et des réductions supplémentaires ne mèneront nulle part, sauf vers la misère qui a été la raison du déclenchement de la révolution de 2011.
Les candidats à la présidentielle égyptienne ont promis de relancer l’économie, tout en gardant le point relatif à la justice sociale inscrit à l’ordre du jour. Au moment où Shafiq a promis une multitude d’avantages dans plusieurs secteurs de la société, les Frères Musulmans avaient fait la promotion d’un programme détaillé appelé Al-Nahda, ou la Renaissance. Cette dernière aurait étudié plusieurs modèles économiques instaurés dans plusieurs pays, comme la Turquie, la Malaisie et l’Afrique du Sud. Pour ce faire, Al-Nahda a fait appel à des économistes internationaux de renommée mondiale, à l’instar du Péruvien Hernando de Soto Polar.
Par ailleurs, dans son édition du 7 juin, le Daily Beast estime que le candidat initial des Frères Musulmans, Khairat al-Shater est « la force motrice de ce projet » Dans une interview qui remonte au mois d’avril, il a fixé les principes de base de son plan en annonçant : « L’économie égyptienne doit reposer principalement et essentiellement sur le secteur privé. La priorité est accordée aux investisseurs égyptiens, puis viendra le tour des investisseurs arabes et étrangers. »
Il est prévu que les discussions publiques intenses au cours de cette phase seront fixées sur des questions fondamentales, à l’instar de la formation d’une assemblée constituante et la redéfinition des pouvoirs du CSFA. Mais l’économie égyptienne reste profondément viciée et défectueuse. Une économie de marché telle que dictée et dessinée par le FMI n’apportera rien à des millions d’égyptiens en manque d’une éducation adéquate et des opportunités et droits les plus fondamentaux. Le citoyen égyptien ordinaire, ouvrier journalier, aspire réellement à un changement fondamental qui lui permettra de mener une vie meilleure dans un pays où il n’y aura plus d’écarts de revenus flagrants et croissants entre le riche et le pauvre.
Parler de la « justice sociale » lors des négociations des prêts avec le FMI suggère un début fragile pour toute réforme économique profonde. Ainsi, et puisque Hamdeen Sabahy n’est plus dans la course pour contester la vision et les raisons d’une économie de marché telle qu’avancée par ses concurrents, le débat ne doit pas s’arrêter là.
*Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Fnac.com
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13 juin 2012 - Palestine Chronicle - Vous pouvez consulter cet article à :
http://palestinechronicle.com/view_...
Traduction : Info-Palestine.net - Niha