Judith Butler : « Oui, je revendique un judaïsme qui n’est pas associé à la violence de l’État »
mercredi 12 septembre 2012 - 06h:05
Judith Butler - Mondoweiss
Hier le Jerusalem Post a publié une attaque à propos de l’attribution d’un prix international très important à Judith Butler, philosophe et professeur de littérature comparative à Berckley, parce que Butler serait partisan de boycotter Israël. Butler a écrit cette réponse et, avec l’espoir que le Post le publierait, nous l’a envoyé. - (Éditeurs de Mondoweiss).
Le Jerusalem Post a récemment publié un article rapportant que quelques membres d’ organisations se sont opposées à ce que me soit attribué le Prix d’Adorno, une récompense attribuée tous les trois ans à un auteur qui travaille dans la tradition de la théorie critique et de son interprétation large. Les accusations contre moi portent sur le fait que je soutiendrais le Hamas et Hezbollah (ce qui n’est pas vrai), que je soutiendrais BDS (ce qui est partiellement vrai) et que je suis antisémite (ce qui est manifestement faux). Peut-être ne devrais-je pas être aussi étonnée que je le suis du fait que ceux qui s’opposent à ce que je sois récipiendaire du Prix d’Adorno recourent à d’aussi insidieuses calomnies et des charges infondées sans preuve. Je suis une intellectuelle qui a été introduite à la philosophie par la pensée juive et je me perçois comme celle qui défend et poursuit une tradition éthique juive qui comprend des figures comme Martin Buber et Hannah Arendt. J’ai reçu une une éducation juive à Cleveland, Ohio, au Temple sous la tutelle du Rabbin Daniel Silver où j’ai acquis des vues éthiques fortes sur la base de la pensée philosophique juive. J’ai appris et m’y suis conformée, que si d’autres font appel à nous et que grâce à nous, il doit être répondu à leur souffrance et en la soulageant. Mais pour agir ainsi, nous devons entendre l’appel, trouver les moyens de répondre et parfois subir les conséquences pour avoir parlé comme nous le faisons. J’ai été instruite à chaque moment de mon éducation juive du fait qu’il n’est pas acceptable de rester silencieux face à l’injustice. Une telle injonction est difficile à suivre, puisqu’elle ne nous dit pas exactement quand et comment parler, ou comment parler dans une voie qui n’engendre pas de nouvelles injustices, ou comment parler d’une manière que l’on entendra et qui sera comprise de façon juste. Ces détracteurs n’entendent pas ma position réelle et peut-être que je ne devrais pas m’en étonner, puisque leur tactique est de détruire les conditions d’audibilité.
J’ai étudié la philosophie à l’Université de Yale et là j’ai continué à prendre en compte les questions de l’éthique juive dans mon enseignement. Je reste reconnaissante à cet apport éthique, pour la formation que j’ai reçue et qui m’anime toujours. C’est faux, absurde et douloureux que n’importe qui puisse affirmer que ceux qui formulent une critique de l’État Israël soient anitisémites ou, si vous êtes juif, en proie à la haine de soi. De telles accusations cherchent à rendre démoniaque la personne qui énonce un point de vue critique et disqualifie le point de vue à l’avance. C’est une tactique d’étouffement : cette personne n’a pas le droit à la parole et quoi qu’elle dise cela doit être écarté à l’avance ou déformé de telle manière que l’on nie toute validité à son propos. L’accusation est non seulement une attaque sur les personnes qui soutiennent des points de vue que certains jugent répréhensibles, mais c’est une attaque contre l’échange raisonnable, sur la possibilité d’écoute elle-même et de dialogue, dans une situation dans laquelle on pourrait en réalité prendre en compte ce que l’autre dit. Quand un groupe de Juifs étiquette un autre groupe de Juifs comme des “antisémites”, ils essayent de monopoliser le droit de parler au nom des Juifs. Donc l’allégation d’antisémitisme est en réalité une couverture à une querelle entre juifs.
Aux États-Unis, j’ai été alarmée par le nombre des Juifs qui, inquiets devant la politique israélienne, y compris l’occupation, les pratiques de détention indéfinie, le bombardement de populations civiles à Gaza, en viennent à renier leur judéité. Ils sont dans l’erreur de la pensée qui veut que l’État d’Israël représente la judéité de notre temps et que si l’on se considère comme Juif, on doive alors être un soutien d’Israël et de ses actions. Et pourtant, il y a toujours eu les traditions juives qui s’opposent à la violence de l’État, qui revendiquent la cohabitation multiculturelle et défendent les principes d’égalité et ces traditions éthiques essentielles sont oubliées ou sur la touche quand n’importe lequel d’entre nous accepte Israël comme la base d’identification juive ou celle de ses valeurs. Ainsi, d’une part, les Juifs qui sont critiques face à Israël pensent peut-être qu’ils ne peuvent plus être juifs désormais puisque Israël représente la judéité ; et d’autre part, ceux qui cherchent à convaincre quelqu’un qui critique Israël établissent un signe d’égalité également entre Israël et la judéité, en aboutissant à la conclusion que le critique doit être antisémite ou, si il est juif, en proie à la haine de soi. Mes efforts savants et publics ont été dirigés en vue d’une issue à cette aporie. Selon moi, il y a des traditions juives fortes, de même les premières traditions sionistes, cette valeur de coexistence et cette manière de s’opposer à la violence sous toutes ses formes, y compris la violence d’État. Le plus important est que ces traditions soient prônées et revitalisées pour notre temps. Elles représentent des valeurs de la diaspora, des luttes pour la justice sociale et un apport juif extrêmement importante “pour la réparation du monde” (Tikkun).
je vois clairement que les passions qui s’excitent avec une telle violence, si haut, sur ces questions sont celles qui rendent la discussion et l’écoute très difficiles. Certains mots sont sortis de leurs contexte, leur signification est déformée et ils sont utilisés pour étiqueter ou même stigmatiser un individu. Ceci arrive à beaucoup de personnes quand ils présentent une vue critique d’Israël - ils sont désignés comme des antisémites ou même comme collaborateurs nazis ; ces formes d’accusation sont censées engendrer les aspects les plus durables et les plus nuisibles de stigmatisation et de diabolisation. Elles visent la personne en prenant les mots hors contexte, en inversant leurs significations et en identifiant la personne à ces mots ; et de là, ils annulent les opinions de cette personne sans respect pour le contenu réel de ses opinions. Pour ceux d’entre nous qui sommes les descendants des Juifs européens qui ont été détruits dans le génocide nazi (La famille de ma grand-mère a été anéantie dans un petit village au sud de Budapest), c’est l’insulte la plus douloureuse et une blessure que d’être nommés complice de la haine des Juifs ou être désignés comme se détestant soi-même. Et il est d’autant plus difficile de supporter la douleur d’une telle allégation quand on cherche à affirmer ce qui a le plus de valeur dans le judaïsme pour penser l’éthique contemporaine, y compris la relation éthique à ceux qui sont dépossédés de terre et les droits d’autodétermination, à ceux qui cherchent à garder la mémoire de leur oppression encore vivante, à ceux qui cherchent à vivre une vie qui sera, et doit être, digne d’affliction. J’affirme que ces valeurs qui toutes dérivent de sources juives essentielles, ce qui ne veut pas dire qu’elles appartiennent à ces seules sources. Mais pour moi, étant donné l’histoire à laquelle je suis rattachée, c’est essentiel de me prononcer en tant que juive contre l’injustice et lutter contre toutes les formes de racisme. Ceci ne me fait pas de moi une juive qui se déteste, cela fait de moi quelqu’un qui souhaite affirmer un judaïsme qui ne soit pas identifié avec la violence d’État et mais qui s’identifie avec une lutte sans bornes pour la justice sociale.
Mes remarques sur le Hamas et Hezbollah ont été prises hors contexte et déforment mes opinions que je n’ai cessées d’affirmer depuis toujours. J’ai toujours été en faveur de l’action politique non violente et le respect de ce principe a systématiquement caractérisé mes prises de position. Quelqu’un qui assistait à une de mes conférences universitaire, il y a quelques années, m’a demandé si je pensais que le Hamas et Hezbollah appartenaient “à la gauche mondialisée” et j’ai répondu par deux points. Mon premier point était simplement descriptif : ces organisations politiques se définissent comme ?anti-impérialistes et l’anti-impérialisme est une caractéristique de la gauche mondialisée, ainsi sur cette base on pourrait les décrire comme faisant partie de la gauche mondialisée. Mon deuxième point était critique : comme avec n’importe quel groupe à gauche, on doit se décider si on est pour ce groupe ou contre ce groupe et on doit d’une façon critique évaluer leur position. Je n’accepte pas ou n’approuve pas tous les groupes de la gauche mondialisée. En effet, ces remarques prenaient place à la suite d’une conférence que j’avais donnée lors de cette soirée, conférence qui avait insisté sur l’importance des deuils collectifs et des pratiques politiques de non-violence, principe que j’ai initié et défendu dans trois de mes livres récents : Vie Précaire, Les Cadres de Guerre et Voies de la séparation. J’ai été interviewée sur mes vues non violentes par Guernica et d’autres journaux en ligne et ces interviews sont faciles à trouver, si on avait voulu savoir où je me tiens sur de telles questions. En fait, parfois des militants de gauche qui soutiennent les formes de résistance violente se moquent de moi en pensant que je n’entends rien à la pratique. C’est vrai : je n’approuve pas les pratiques de résistance violente et je n’approuve pas non plus la violence d’État, je ne le peux pas et je ne le pourrai jamais. Cette opinion me rend peut-être plus naïve que dangereuse, mais c’est la mienne. C’est dire s’il me paraîtra toujours absurde que mes commentaires aient été travestis au point de me faire dire que je soutiens ou approuve le Hamas et Hezbollah ! Je n’ai jamais adopté une telle attitude.
Deux nouveaux points. Je soutiens réellement le boycott, la cessation des investissements et le mouvement de sanctions d’une façon très spécifique. Je rejette quelques aspects et en accepte d’autres. Pour moi, BDS signifie que je m’oppose aux investissements dans les sociétés qui font de l’équipement militaire dont le but unique est de démolir des maisons. Cela signifie aussi que je ne parle pas aux institutions israéliennes à moins qu’elles ne prennent une position forte contre l’occupation. Je n’accepte pas les aspects de BDS qui s’attaquent à des individus sur la base de leur citoyenneté nationale et j’entretiens des collaborations étroites avec beaucoup d’intellectuels israéliens. Une raison qui fait que je peux approuver BDS et ne pas approuver le Hamas et Hezbollah est que BDS est le plus grand mouvement politique civique non violent cherchant à établir l’égalité et les droits à l’autodétermination pour les Palestiniens. Mon avis personnel est que les peuples de ces terres, juifs et palestiniens, doivent trouver une façon de vivre ensemble sur un pied d’égalité. Comme beaucoup d’autres, je suis partisan d’un État vraiment démocratique sur ces terres et j’affirme les principes d’autodétermination et de cohabitation pour les deux peuples, en effet, comme pour tous les peuples. Et mon souhait, comme c’est le souhait d’un nombre croissant de Juifs et de non-juifs, est que l’occupation se termine, que la violence sous toutes ses formes s’arrête et que les droits politiques essentiels de tous les gens sur cette terre puissent être garantis par une nouvelle structure politique.
Deux dernières notes : le groupe qui parraine cet appel est celui des intellectuels pour la Paix au Moyen-Orient, un nom mal approprié pour ceux qui déclarent sur leur site Web que “l’Islam” est un “en soi une religion antisémite (sic).” Ce n’est pas, comme le Jerusalem Post l’a rapporté, un grand groupe d’intellectuels juifs en Allemagne, mais une organisation internationale avec une base en Australie et en Californie. C’est une organisation de droite et de fait un camp de la guerre intra-juive. On connaît l’ex-membre du conseil, Gerald Steinberg, pour ses attaques contre des organisations de droits de l’homme en Israël comme Amnesty International(Amnistie internationale) et Human Rights Watch(Observatoire des droits de l’homme). Leur empressement à dénoncer les infractions israéliennes aux droits de l’homme les fait apparemment désigner de l’étiquette, “antisémite”.
Finalement, je ne suis pas l’instrument d’aucune “ONG”(“organisation non gouvernementale”) : je suis sur le comité consultatif de Voix juive pour la Paix, membre de la Synagogue Kehillah dans Oakland en Californie, et membre exécutif de Faculté pour la Paix israélo-palestinienne aux E.U. et le Théâtre Jenin en Palestine. Mes opinions politiques se sont étendues à un grand nombre de sujets et n’ont pas été limitées au Moyen-Orient ou à l’État d’Israël. En effet, j’ai écrit sur la violence et l’injustice dans d’autres parties du monde, me concentrant principalement sur les guerres fomentées par les États-Unis. J’ai aussi écrit sur la violence contre les gens transsexuels en Turquie, la violence psychiatrique, la torture à Guantanamo et la violence de la police contre des manifestations pacifiques aux États-Unis, pour en citer quelques-uns. J’ai aussi écrit contre l’antisémitisme en Allemagne et contre la discrimination raciale aux États-Unis.
* Judith Butler est professeur de rhétorique et de philosophie à l’université Berkeley, Californie, USA.
Elle est signataire notamment de la déclaration « Rompre la loi du retour » israélienne
; de la déclaration de Toronto contre l’occupation ;
elle est membre du comité de parrainage du Tribunal Russel.
De Judith Butler :
Votez le désinvestissement : vous ne serez pas seuls
Article publié par AUDIRP avec cette note :
L’AURDIP exprime sa solidarité à Judith Butler suite aux attaques du Jerusalem Post.
La philosophe Judith Butler, professeur à l’Université de Berkeley, doit recevoir à Francfort le 11 septembre prochain le prestigieux Prix Adorno. A cette annonce, elle a été l’objet d’attaques dans un article publié à la fin du mois d’août dans le Jerusalem Post, qui lui reproche, en particulier, ses prises de position en faveur de BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions). L’ambassadeur d’Israël en Allemagne ainsi que des responsables d’associations qui se disent représentatives de la communauté juive allemande, se sont crus eux aussi obligés de protester vigoureusement. Le site mondoweiss a publié l’article dans lequel Judith Butler répond à ces attaques. Une traduction allemande de cet article a été publiée dans le journal Die Zeit, et le site Histoire et société en a également donné une traduction en français (voir ci-dessous).
L’AURDIP exprime à Judith Butler toute sa solidarité et son admiration.
27 août 2012 - Mondoweiss - publié en français par AUDIRP - Traduction de Danielle Bleitrach pour Histoire et Société