« Seule une partie de moi-même a été libérée... »
lundi 12 décembre 2011 - 06h:53
Shahd Abusalama
C’est dans un agréable restaurant donnant sur la plage de Gaza, et sous une pleine lune entourée d’un beau halo que je me suis rendue avec mes nouveaux amis qui ont dernièrement été libérés des prisons israéliennes.
- Les Palestiniens à Bethlehem manifestent leur solidarité avec Chris qui est déporté à Gaza - Photo : Ma’an
Sortis de prison, c’est vrai, mais les lois inhumaines israéliennes ont imposé des restrictions à leur liberté, dont la déportation indéfinie de la Cisjordanie, les éloignant ainsi de leurs familles et de leurs amis. En dépit de cela, ils partagent la même pensée que « le problème n’est pas où ils sont maintenant » car Gaza et la Cisjordanie sont leur patrie, mais le véritable souci est cette liberté qui ne sera complète que lorsque toute la Palestine et son peuple se débarrasseront totalement de l’occupation.
Quant à moi, j’étais là en train d’écouter attentivement leurs récits de prison et les souvenirs de leurs familles qui se trouvent dans d’autres coins de la Palestine. En assistant à leurs témoignages, j’ai été fascinée par leur capacité à surmonter la cruauté des cellules en tissant des liens d’amitié solides, chaleureux et affectifs. Et ce sont ces liens indéfectibles qui ont été leur unique divertissement et exutoire pour tenter d’oublier les maux physiques et les blessures morales qui les rongeaient à l’intérieur des prisons.
Parmi mes nouveaux amis, Chris Al-Bandak. Il est le seul chrétien libéré dans la première vague de l’accord d’échange des prisonniers. Après les présentations, je l’ai félicité pour avoir retrouvé sa liberté. Il a répondu avec un sourire forcé : « Seule une partie de moi est libre, l’autre partie est restée là-bas, enfermée derrière les barreaux des prisons israéliennes ».
Excepté sa religion, je ne connaissais presque rien sur Chris. Mais il y avait des aspects qui ont fait que je cherche de le connaitre de plus près. J’avais l’intime conviction que du haut de ses 32 ans, cette impressionnante personne devait avoir beaucoup de choses intéressantes à raconter, et beaucoup d’enseignements à partager avec nous.
En effet, à peine ai-je su que Chris faisait partie des citoyens assiégés en 2002 par les forces israéliennes d’occupation dans l’Eglise de la Nativité à Bethléem, que je me suis intéressée davantage à connaitre les détails de son histoire, d’où le début de son récit.
Il a commencé : « Le siège a duré 40 jours. Au passage du temps, la situation devenait de plus en plus insupportable, surtout avec l’épuisement de la nourriture et des premiers secours. Le danger planait tout le temps, les blessés frôlaient la mort à chaque instant et les vies des autres n’étaient pas épargnées, surtout avec les pressions montantes des forces de l’occupation. »
Evitant de me regarder directement en promenant ses yeux autour de lui, j’ai quand même pu apercevoir la colère et la peine dans les yeux de Chris quand il parlait. C’était comme quelqu’un qui voyageait dans le temps pour revoir le film de ses souvenirs les plus durs et les plus amers. Il a même commencé à bégayer en abordant le cas de son meilleur ami blessé, Hafith Sharaya’a.
Il en était tellement secoué que je lui ai rappelé qu’il pouvait ne pas continuer si ce sujet le mettait si mal à l’aise.
Mais Chris s’est ressaisi et a poursuivi : « L’accident est survenu au 28ème jour du siège. Nous étions au dernier étage de l’Eglise de la Nativité car il fallait protéger l’église et veiller sur les vies des gens qui étaient en bas lorsque Hafith a été touché sur le côté droit de son ventre. Chaque goutte de sang qu’il perdait me transperçait le c ?ur et attisait ma rage : je ne pouvais pas le voir mourir et rester dans ma place immobile, sans rien faire ».
Impatiente, j’ai interrompu son récit en demandant si l’homme était mort. Chris s’est contenté de secouer la tête en signe de non et a continué : « Face à sa blessure, je n’avais qu’une alternative : soit je le laisse périr en se vidant de sans sang, soit l’envoyer à l’Armée Israélienne pour le soigner, en sachant pertinemment que le minimum qu’il aura serait la condamnation à perpétuité ».
Chris était devant un choix cornélien, ou une éventuelle mort de Hafith signifiait sa perte à jamais, alors que s’il venait à être soigné et puis emprisonné, les deux amis auraient un jour la chance de se voir, même si le pourcentage reste très faible.
Les deux hommes étaient différents mais avaient les âmes unies. En effet, Hafith était plus âgé et de confession musulmane tandis que Chris est chrétien. Toutefois, ils ont surmonté cette différence et ont compris que la Palestine était au-dessus de toute considération, une passion qui a vu naitre entre eux une amitié extraordinaire, et pour toujours.
C’est pourquoi, Chris avait ce jour opté pour le second choix. Il ne s’est pas laissé emporter par ses émotions et a remis son ami à l’armée israélienne. Il poursuit : « Au 29ème jour, j’ai pu me faufiler de l’église pour m’échapper. Mais après dix mois, l’armée israélienne a réussi à me kidnapper ».
Chris revient sur les détails effroyables de son arrestation. Il était parti rendre visite à ses parents quand 20 minutes après, l’armée israélienne est arrivée en grand nombre et a encerclé la maison. Il a demandé aux membres de sa famille de dire qu’il s’appelait Fadi s’ils étaient interrogés. Ils s’exécutèrent. Avec un faux prénom, il avait répondu aux questions du policier de manière sarcastique, refusant d’admettre qu’il était bel et bien Chris.
Après plusieurs heures d’examen, de pression et de menaces de bombarder la maison et d’arrêter sa mère et son frère, un des enfants, secoué par la scène, s’est mis à pleurer. Profitant de la peur et de l’innocence du petit, un soldat a promis au garçon le départ des militaires s’il révélait le véritable nom de Chris. Le petit a fini par avouer.
Ne se laissant pas intimider par la confession de l’enfant, Chris a continué à nier son identité jusqu’à ce que les soldats fussent sur le point de bombarder la maison sous ses yeux.
Une fois son identité révélée, on lui a demandé où il passait ses nuits. Il a répondu : « Vous avez détruit ma maison, alors où voulez-vous que je passe mes nuits, sinon dans un cimetière ? » Choqué par cette réponse, l’interrogateur a demandé : « Et vous n’aviez pas peur de dormir parmi tant de cadavres dans les tombes ? » Lançant un regard provocateur et furieux au soldat israélien, Chris a répondu : « Les morts sont morts, alors pourquoi les craindre ? Par contre, il faudrait craindre les vivants dont la conscience est morte ».
Ainsi, les yeux bandés, ils l’ont jeté dans une de leurs voitures en direction d’un centre pour les interrogatoires où il a été torturé physiquement et psychologiquement pendant 43 jours. Malgré ces conditions, Chris pensait continuellement à son ami Hafith et espérait que son incarcération leur permettrait de se rencontrer de nouveau.
Le souhait de Chris s’est réalisé. Un jour, il était dans une cellule très étroite dans la prison de Ramla, dans l’attente de savoir dans quelle prison il sera envoyé. C’était l’heure de foura, une pause quotidienne de une heure de temps durant laquelle, les détenus sortent de leurs cellules et se regroupent dans un hall, avec une petite fenêtre à travers laquelle on pouvait voir ce qu’il y a de l’autre côté. Tout d’un coup, Chris aperçut son ami et s’est mis à crier son nom haut et fort pour attirer l’attention de Hafith. Avec un sourire forcé, Chris raconte que « les retrouvailles étaient remplies d’émotions, surtout derrière la clôture ». Mais la joie de la réunion ne dura pas longtemps puisqu’ils ont été séparés dès que la foura fut terminée
Ensuite, Chris a été conduit à la prison d’Ashqelon, puis à Nafha. Pendant tout ce temps, presque une année, Chris n’a pas arrêté de penser à son vieil ami, ni de croire que la volonté de Dieu finira un jour par les réunir.
Et la miséricorde de Dieu a fait que Hafith soit également transféré à la prison de Nafha, et retrouver finalement son compagnon. S’en est suivie une série de séparations qui a éloigné les amis pendant quatre ans. Ainsi, Chris explique : « Il n’y a pas de stabilité dans la prison. Incarcérés, nous adaptons notre lutte à la nouvelle donne et nous entreprenons un nouveau type de résistance dont la détermination, la persévérance et l’espoir sont les ingrédients ».
Et c’est ainsi que j’ai compris le sens d’une des phrases de Chris. Avant sa libération, il partageait la même cellule avec Hafith. Il avoue, rongé par la tristesse : « Les autres prisonniers avaient ce jours accueilli la nouvelle de leur libération avec des cris de joie et de bonheur. J’ai accueilli la nouvelle avec les larmes, je n’ai ressenti aucune joie car j’étais le seul concerné par l’accord d’échange. J’ai jusqu’à maintenant la sensation de tristesse et le sentiment que mon corps est à l’extérieur mais mon c ?ur et âme sont restés avec Hafith et les autres prisonniers ».
« Je suis fier et content d’avoir Hafith comme un grand frère et en même temps, je ressens une blessure intérieure très profonde à l’idée qu’il n’ait pu recouvrer sa liberté. Mais je demeure convaincu que c’est un homme fort et résolu que rien ne pourra ébranler ni bouleverser », conclut-il en essayant de se consoler.
L’histoire de Chris et de son amitié avec Hafith m’a émerveillée, et je ne saurai la décrire avec de simples mots. Tout ce que je peux faire pour le moment c’est de prier pour que Hafith, ainsi que tous les prisonniers politiques Palestiniens, soient libérés le plus rapidement possible.
Je souhaite également que les épreuves vécues en prison n’affaibliront pas la solidité de Hafith qui inspirait tant Chris. Les deux amis croient au même principe que « les portes de la prison finiront par se déverrouiller un jour. C’est une question de temps seulement et cet obstacle tombera ». A mon tour, je souhaite du fond du c ?ur que le soleil de la liberté brillera très prochainement sur tous les prisonniers qui pourront enfin respirer le doux parfum de la liberté.
- Shahd Abusalama
* Shahd Abusalam est artiste, blogueuse et étudiante en littérature anglaise dans la bande de Gaza.
« Mes dessins ainsi que mes articles sont ma façon de transmettre un message, et le plus important pour moi est d’élever la conscience de la communauté internationale au sujet de la cause palestinienne. Je suis très intéressée à saisir les émotions des gens, les images de ma patrie, la force de mon peuple, de sa détermination, de sa lutte et de sa souffrance. »
Son blog est intitulé Palestine from my eyes.
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13 novembre 2011 - Vous pouvez consulter cet article à :
http://palestinefrommyeyes.blogspot...
Traduction : Niha