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Qui a dit que Kadhafi devait partir ?

lundi 5 décembre 2011 - 06h:36

Hugh Roberts - L.R.B

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Ainsi, Kadhafi est mort et l’OTAN a mené une guerre en Afrique du Nord pour la première fois depuis que le FLN a battu la France en 1962. Le seul État des Masses du monde arabe, la Jamahiriya Arabe Socialiste Populaire Libyenne, a mal fini.

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Le 1er septembre 1969, un jeune officier de l’armée libyenne âgé de 27 ans, le capitaine Kadhafi, mène, avec un groupe d’autres gradés, un coup d’Etat pacifique contre le roi Idris al-Mahdi de Lybie.

Au contraire du coup d’Etat sans effusion de sang du 1er septembre 1969 qui a renversé le roi Idris et amené Kadhafi et ses collègues au pouvoir, la campagne combinée de rébellion/guerre civile/bombardement de l’OTAN pour protéger des civils a occasionné plusieurs milliers (7000 ? 10 000 ? 25 000 ?) de morts, bien des milliers de blessés et des centaines de milliers de personnes déplacées, ainsi que des dommages massifs aux infrastructures. Qu’est-ce que la Libye a éventuellement obtenu en échange de tous les morts et destructions qu’elle a subies au cours des derniers 7 mois et demi ?

Le renversement de Kadhafi & Co a été loin d’être une simple révolution contre la tyrannie, mais on ne peut pas démystifier l’intervention militaire occidentale dernière-née comme si c’était une simple affaire de pétrole. Présenté par le conseil transitoire national (CNT) et acclamé par les médias occidentaux comme faisant partie du Printemps arabe, par conséquent soi-disant apparenté aux soulèvements de Tunisie et d’Égypte, le drame libyen s’ajoute plutôt à la liste des guerres occidentales ou soutenues par l’Occident contre les régimes « rebelles », pas assez « conciliants », ou « voyous » : l’Afghanistan I (vs. le régime communiste, 1979-92), l’Irak I (1990-91), la Serbie (sur le Kosovo, 1999), l’Afghanistan II (vs. le régime Taliban, 2001) et l’Irak II (2003), auxquels on pourrait, à juste titre, ajouter les interventions militaires au Panama (1989-90), en Sierra Leone (2000) et en Côte d’Ivoire (2011). Une série plus ancienne d’événements que nous pouvons garder à l’esprit inclut la Baie des Cochons (1961), l’intervention des mercenaires occidentaux au Congo (1964), le coup d’état aidé par les Britanniques a Oman en 1970 et -enfin mais non des moindres - les trois complots avortés, élaborés par David Stirling et d’autres mercenaires sous l’ ?il bienveillant des services de renseignements occidentaux pour renverser le régime de Kadhafi entre 1971 et 1973 lors d’un épisode connu sous le nom de « mission Hilton ».

En même temps, l’histoire de la Libye en 2011 a occasionné plusieurs débats distincts. Le premier, sur les pours et contres de l’intervention militaire, a tendu à éclipser les autres. Mais de nombreux Etats en Afrique et en Asie et sans aucun doute aussi en Amérique latine (Cuba et le Venezuela viennent à l’esprit) peuvent se demander pourquoi la Jamahiriya, malgré l’amélioration de ses rapports avec Washington et Londres en 2003 2004 et une assez bonne relation avec Paris et Rome, devait s’avérer si vulnérable à leur soudaine hostilité. Et la guerre libyenne devrait aussi nous inciter à examiner ce que les actions des puissances occidentales vis-à-vis de l’Afrique et de l’Asie, et du monde arabe en particulier, ont à voir avec les principes démocratiques et avec l’idée de la primauté du droit.

Les Afghans qui se sont rebellés contre les régimes communistes de Noor Mohammed Taraki, Hafizullah Amin et de Babrak Karmal soutenu par l’URSS et qui ont renversé en 1992 Mohammed Najibullah avant de dévaster Kaboul lors d’une longue guerre sectaire, s’appelaient moudjahidines, « combattants pour la foi ». Ils menaient un djihad contre les Marxistes sans Dieu et ne voyaient pas la nécessité de s’en cacher, vus la couverture médiatique enthousiaste et le soutien logistique que l’Occident leur offrait. Mais les Libyens qui ont pris les armes contre la Jamahiriya de Kadhafi ont évité assidûment ce qualificatif, au moins près des micros occidentaux. La religion avait peu de chose à voir avec le soulèvement en Tunisie et en Égypte : les islamistes furent presque complètement absents de la scène en Tunisie jusqu’à la chute de Ben Ali ; en Égypte, les frères musulmans ne furent pas les instigateurs du mouvement de protestation (auquel les Chrétiens coptes participèrent aussi) et s’assurèrent que leur soutien reste discret. Ainsi, la déconnexion de l’islamisme avec la révolte populaire contre les régimes despotiques fait partie de la lecture occidentale du Printemps arabe. Les rebelles libyens comme les loyalistes de Kadhafi reconnurent tacitement ce fait.

Les médias occidentaux reprirent généralement l’autoportrait des rebelles en démocrates libéraux progressistes, et rejetèrent l’affirmation exagérée de Kadhafi qu’Al-Qaïda était derrière la révolte. Pourtant il est devenu impossible d’ignorer que la rébellion a mobilisé les Islamistes et acquis une teinture islamiste. Lors de sa première visite à Tripoli, Mustafa Abdul Jalil, le président du CNT encore basé à Benghazi, a déclaré que toute la législation du futur État libyen serait basée sur la charia, devançant toute instance élue sur cette question clé. Et Abdul Hakim Belhadj (alias Abu Abdallah al-Sadiq), que le CNT a nommé au poste nouvellement créé de commandant militaire de Tripoli, est un ancien leader du Groupe de combat islamique libyen, un mouvement qui a mené une campagne terroriste contre l’État libyen dans les années 1990 et qui a continué en recrutant pour Al-Qaïda. Actuellement, le détournement du débat politique par le mouvement islamiste sorti de l’ombre, depuis les questions constitutionnelles vers des questions identitaires toxiques qui peuvent faire dérailler la démocratie naissante du pays, inquiète les révolutionnaires démocrates de Tunisie. Avec cet éclairage, la dimension islamiste de la rébellion libyenne devrait nous mettre en garde. Ceci fait partie des nombreuses raisons de se demander si nous avons assisté à une révolution ou à une contre-révolution.

Le nom des rebelles a changé plusieurs fois dans les médias occidentaux : d’abord, c’étaient des manifestants pacifiques, des protestataires démocrates, des civils ; puis (une admission tardive) des rebelles ; et finalement, des révolutionnaires. Révolutionnaire - en arabe thuwwar (singulier : tha’ir) - a été leur étiquette préférée, au moins depuis la chute de Tripoli. Tha’ir peut vouloir dire simplement « agité » ou « excité ». Les jeunes hommes qui ont passé la plupart du temps entre avril et juillet à foncer dans les deux sens sur la route côtière dans des pick-up Toyota (et tout septembre à avancer et reculer autour de Bani Walid), à tirer autant de munitions en l’air que sur l’ennemi, ont certainement été excités. Mais ailleurs combien d’anciens combattants révolutionnaires, à la différence des journalistes occidentaux, les reconnaîtraient comme leurs semblables ?

Les événements, tant en Tunisie qu’en Égypte, ont été révolutionnaires par leur intention, mais le changement qui s’est produit en Égypte est bien en deçà d’une vraie révolution : le retour de l’armée au pouvoir signifie que la politique du pays doit encore dépasser la logique de l’État des Officiers libres établi en 1952. Mais la façon dont des centaines de milliers se sont dressés contre Moubarak l’hiver dernier a été un événement historique que les Égyptiens n’oublieront jamais. C’est aussi vrai pour la Tunisie, sauf que là, une révolution n’a pas seulement renversé Ben Ali, mais a aussi mis fin au monopole du vieux parti dirigeant. Les Tunisiens sont entrés dans l’inconnu. Savoir s’ils ont les ressources pour se débrouiller avec le mouvement islamiste est peut-être leur principal test. Les élections récentes suggèrent ils se débrouillent plutôt bien.

De deux façons, la Libye a fait partie du plus vaste « réveil arabe ». L’agitation a commencé le 15 février, trois jours après la chute de Moubarak : ainsi, il y eut un effet de contagion. Et clairement, beaucoup des Libyens qui descendirent dans la rue les jours suivants étaient animés en partie des mêmes sentiments que leurs semblables ailleurs. Mais le soulèvement libyen différait des modèles tunisiens et égyptiens de deux manières : la rapidité avec laquelle il a pris une allure violente - la destruction de bâtiments d’État et les attaques xénophobes contre les Égyptiens, les Serbes, les Coréens, et par-dessus tout, les Africains noirs ; et le degré avec lequel, en brandissant le vieux drapeau libyen de la période 1951 - 69, les protestataires identifiaient leur cause avec le renversement de la monarchie par Kadhafi & Co. Cette divergence devait beaucoup à des influences extérieures. Mais elle devait aussi beaucoup au caractère de l’État et du régime de Kadhafi.

La Jamahiriya Arabe Socialiste Populaire Libyenne, largement ridiculisée comme création bizarre de son « guide » excentrique voire lunatique, avait en réalité beaucoup en commun avec d’autres Etats arabes. Avec l’augmentation massive des revenus pétroliers au début des années 1970, la Libye était devenue une « société pétrolière » qui ressemblait plus aux Etats du Golfe qu’à ses voisins d’Afrique du Nord. Les revenus pétroliers libyens étaient distribués très largement, le nouveau régime s’appuyant sur un État-providence dont presque tous les Libyens bénéficiaient, tout en se basant sur la richesse pétrolière, comme le font les Etats du golfe, pour acheter ce qui lui manquait en technologie et en biens de consommation, sans oublier les centaines de milliers de travailleurs étrangers. Pour Kadhafi et ses collègues, le rôle distributif de l’État devint rapidement l’élément central de leur stratégie pour gouverner le pays.

Le coup d’Etat de 1969 appartenait à une série de soulèvements remettant en cause les accords entre la Grande-Bretagne et la France pour dominer le monde arabe après la première guerre mondiale et la destruction de l’empire ottoman. Ceux-ci prirent une nouvelle vigueur dans la foulée des défaites de la deuxième guerre mondiale et de la substitution des Britanniques par l’hégémonie américaine au Moyen-Orient. Ces accords impliquaient le soutien, la sauvegarde et la manipulation de monarchies nouvellement créées en Arabie Saoudite, en Jordanie, en Irak, en Égypte, en Libye et dans les Etats du Golfe, et dans la plupart des cas les remises en cause furent précipitées par les développements catastrophiques du conflit israélo-arabe. De même que les Officiers libres qui destituèrent le roi Farouk et prirent le pouvoir en Égypte en 1952 étaient indignés par la manière incompétente dont les forces armées égyptiennes furent dirigées en 1948, et que la révolution en Irak en 1958 a dû beaucoup à l’hostilité croissante envers la monarchie pro-britannique après Suez, la défaite arabe en 1967, et, crucialement, la frustration due à l’absence de la Libye dans la lutte arabe, a décidé Kadhafi et ses collègues à tenter leur coup d’Etat contre la monarchie libyenne. Cependant, au-delà de la fermeture de la base US de Wheelus Field et de la nationalisation du pétrole, ils ne savaient pas vraiment quoi faire ensuite.

Contrairement à leurs semblables Hachémites, qui venaient de la Mecque et étaient étrangers à la Jordanie et à l’Irak, au moins le roi Idris était libyen. Il avait aussi une légitimité comme dirigeant de l’ordre religieux Sanussiyya, qui au cours des XIXème et début du XXe siècle s’était établi en long et en large en Libye orientale, et s’était distingué dans la résistance à la conquête italienne depuis 1911. Mais contrairement aux Hachémites, Idris était monté sur le trône comme protégé des Britanniques, qui l’avaient cueilli au Caire où il avait passé plus de 20 ans en exil, pour le faire roi et refondre ainsi la Libye en une monarchie en 1951, lorsque l’ONU décida finalement que faire de l’ancienne colonie italienne.

La Sanussiyya, originellement un ordre revitaliste islamique, fut établie au nord-est de la Libye, dans la province que les Italiens appelaient la Cyrénaïque, par un théologien immigrant de l’Ouest algérien, Sayyid Mohammed ben Ali al-Sanussi al-Idrisi, qui fonda son ordre à la Mecque en 1837 mais s’établit en Libye en 1843. Il prit racine dans la province orientale dans les interstices de la société tribale bédouine et se répandit au sud au long des routes commerciales qui traversaient le Sahara jusqu’au Soudan, au Tchad et au Niger. Sa présence était moindre en Libye occidentale : en Tripolitaine au nord-ouest, qui avait ses propres traditions religieuses et politiques basées sur le lien ottoman, et au Fezzan dans le sud-ouest. Les deux provinces occidentales ont toujours été considérées comme faisant partie du Maghreb (l’ouest arabique) et liées avant tout à la Tunisie et à l’Algérie, tandis que la Libye orientale a toujours fait partie du Mashreq (l’Orient arabe) et tournée vers l’Égypte et le reste du Levant arabe.

La base sociale de la nouvelle monarchie était donc fortement déséquilibrée et Idris était mal placé pour promouvoir un réel processus d’intégration nationale, il choisit plutôt une constitution fédérale laissant avant tout la société libyenne comme il l’avait trouvée tandis que, par déférence pour ses mécènes occidentaux et par crainte de la montée du nationalisme radical arabe et du nassérisme en particulier, il isolait le pays du reste du monde arabe. Le coup d’état de Kadhafi fut une révolte contre cette situation, et la flamboyance, par ailleurs déroutante, de sa politique étrangère fut une preuve de sa volonté que la Libye ne soit plus un village arriéré.

Le cercle proche du nouveau régime fut constitué autour d’un petit nombre de tribus, avant tout les Kadhafas de Libye centrale, les Magarhas du Fezzan au sud-ouest et les Ouarfallas de la Tripolitaine au sud-est. Cet arrière-plan ne disposait pas Kadhafi et ses associés à s’identifier aux traditions politiques et culturelles des élites de Tripoli, de Benghazi ou des autres villes de la côte Cyrénéenne. Vu par les élites, le coup d’Etat de 1969 avait été fait par des « Bédouins » — c’est-à-dire des ploucs villageois. Pour Kadhafi & Co, les traditions des élites urbaines n’offraient pas de mode d’emploi pour gouverner la Libye : elles perpétueraient seulement sa désunion.

La Méditerranée et le Moyen-Orient ne manquent pas d’exemples de terres transformées dans la douleur en Etats, basés non sur les sociétés cosmopolites des rivages, mais sur les régions dures et désolées de l’intérieur. Ce fut la société austère et les sombres villes du plateau castillan, pas la Barcelone sophistiquée où les Valencia et Granada ensoleillés, qui engendrèrent le royaume qui, une fois uni à l’Aragon, unifia le reste de l’Espagne au détriment de la riche culture de l’Andalousie en particulier. Pareillement, Ibn Saoud, maître de l’impitoyable plateau du Nejd au centre de la péninsule arabique, a unifié les Arabes par l’épée en forçant les citadins du Hijaz, près de la mer rouge, nourris des traditions des quatre madhahib (écoles de droit) de l’islam sunnite et bien formés aux diverses traditions chiites, à se plier au dogmatisme wahhabite. Ibn Saoud mettait derrière lui la tradition religieuse militante des muwahiddunj, les disciples du réformateur religieux Nejdi Muhammad Ibn Abd al-Wahhab, dans sa campagne pour unifier l’Arabie par la force. Même les révolutionnaires du FLN avaient la religion de leur côté, non seulement parce qu’ils se confrontaient à un pouvoir colonial chrétien mais en tant qu’héritiers du mouvement réformiste al-Islah. Mais Kadhafi et ses associés n’avaient pas de drapeau religieux militant et l’Islam organisé de Libye était disposé à leur résister.

Contrecarrés dans la sphère religieuse tant par la Sanussiyya à l’est que par la tradition panislamique de l’ulama tripolitaine datant de l’époque ottomane, ils cherchèrent désespérément une source doctrinale pour le type d’enthousiasme idéologique à agiter pour réorganiser la société libyenne. Au début, ils pensèrent en avoir une dans le panarabisme, lequel, spécialement sa version nassérienne, avait suscité l’enthousiasme en Afrique du Nord depuis 1952, mettant les champions de l’Islam sur la défensive. Mais Kadhafi & Co arrivait tard dans le jeu révolutionnaire nationaliste arabe et à peine un an après leur prise de pouvoir Nasser était mort. Pendant quelque temps, Kadhafi persista dans l’idée d’une relation stratégique avec l’Égypte, qui aurait aidé à résoudre plusieurs problèmes de la nouvelle Libye, lui donnant un allié et étayant les efforts pour traiter des courants réfractaires en Cyrénaïque. Mais sous Sadate, l’Égypte tourna le dos au panarabisme et les plans d’une union égypto-libyenne, annoncés en août 1972, ne menèrent à rien. Fin 1973, une campagne anti-égyptienne fut lancée dans la presse libyenne, et l’ambassade de Libye au Caire fut fermée.

Kadhafi tenta alors de contracter une alliance avec son voisin de l’Ouest en déclarant en janvier 1974 une nouvelle « république arabe islamique » avec la Tunisie de Habib Bourguiba. Elle aussi fut mort-née. Beaucoup se demandèrent à quoi diable Bourguiba le matérialiste, francophile, laïc et modéré avait pu penser, et le président algérien Houari Boumédiène intervint pour rappeler à Tunis qu’il ne pouvait pas changer la balance géopolitique du Maghreb sans l’accord de l’Algérie. Suivant cette logique, Kadhafi conclut une alliance avec l’Algérie, et en 1975, Boumédiène et Kadhafi signèrent un traité d’amitié mutuelle. Il sembla que la Libye avait enfin conclu une alliance fiable. Deux ans plus tard, après la visite de Sadate à Tel-Aviv, la Libye rejoignit l’Algérie, la Syrie, le Sud Yémen et l’OLP dans le front du refus qui s’opposait à tout rapprochement avec Israël. Mais Boumédiène mourut subitement fin 1978. Son successeur, Chadli Bendjedid, copiant Sadate, abandonna les engagements révolutionnaires de l’Algérie et l’alliance protectrice avec Tripoli, la Libye était seule à nouveau. Le désespoir de Kadhafi fut évident avec le traité de courte durée qu’il signa avec le roi Hassan II du Maroc en 1984. Ce fut sa dernière tentative de s’allier avec des Etats non africains et arabes voisins. Il se tourna alors vers l’Afrique subsaharienne, où la Jamahiriya pouvait jouer au protecteur bienveillant.

Tous les Etats d’Afrique du Nord avaient une sorte de politique africaine. Et tous, exceptée la Tunisie, avaient des marges stratégiques constituées par leur pays méridionaux : pour l’Égypte, le Soudan ; pour l’Algérie, les états du Sahel (Niger, Mali et Mauritanie) ; pour le Maroc, la Mauritanie, pomme de discorde permanente avec l’Algérie. En poursuivant leur politique africaine, les Etats d’Afrique du Nord sont souvent en compétition les uns avec les autres, mais ils ont été aussi en compétition avec les puissances occidentales désireuses de conserver, ou dans le cas des USA, d’établir des relations patron - client avec ces Etats. Ce qui distingua la Libye de Kadhafi de ses voisins nord-africains fut l’étendue de son investissement dans cette stratégie méridionale, qui devint centrale dans sa conception de sa mission dans le monde.

La politique africaine de la Jamahiriya avait un côté plus sombre. Le soutien de Kadhafi pour Idi Amin Dada en est l’exemple éclatant, même s’il paraît moins grotesque si on le compare au soutien des différents gouvernements occidentaux à Mobutu Sese Seko. Il y eut aussi l’implication de la Libye dans la guerre civile tchadienne (et la tentative d’annexion de la bande d’Aouzou) et son implication durable dans la question touarègue au Niger et au Mali. En même temps, il donna un fort soutien financier et matériel à l’Union Africaine, s’opposa à l’installation de l’« Africom » militaire étasunien sur le sol africain et finança une vaste gamme de projets de développement dans les pays subsahariens. Kadhafi envisagea d’exploiter les immenses réserves en eau sous le Sahara libyen, et d’apporter de l’eau au pays du Sahel, ce qui aurait transformé leurs perspectives économiques, mais cette possibilité a été très certainement décapitée par l’intervention de l’OTAN, car les compagnies des eaux occidentales (particulièrement les françaises) sont sur les rangs avec les compagnies pétrolières occidentales pour leur part de gâteau après l’action en Libye.

La politique africaine de Kadhafi donna à la Libye une position géopolitique solide et consolida son arrière-pays stratégique tout en bénéficiant à l’Afrique. La reconnaissance de nombreux pays africains pour la contribution libyenne aux affaires du continent apparut clairement dans l’opposition de l’Union Africaine à l’intervention de l’OTAN et dans ses efforts suivis pour établir un cessez-le-feu et des négociations entre les deux parties de la guerre civile. Ces efforts furent rejetés avec mépris par les gouvernements occidentaux et par la presse et l’opposition des Africains à l’intervention militaire ridiculisée, cyniquement qualifiés de clients de la Libye faisant leur devoir pour leur mécène, un jugement intéressé et particulièrement injuste envers l’Afrique du Sud. On ne mentionna jamais que la Ligue Arabe, dont le soutien à une zone d’exclusion aérienne fut invoquée par Londres, Paris et Washington comme une légitimation arabe de l’intervention de l’ONU, est constituée d’Etats presque tous clients des puissances occidentales.

La situation était pleine d’ironie pour la Libye. Le commentaire méprisant du fils de Kadhafi Saif al-Islam sur la résolution de la Ligue Arabe « El-Arab ? Toz fi el-Arab ! » (« les Arabes ? Au diable les Arabes ! »), exprimait l’amère constatation par la famille que le panarabisme derrière la révolution de 1969 était devenu obsolète depuis longtemps car la majorité des Etats arabes avaient sombré dans une soumission honteuse aux puissances occidentales. Le problème pour Kadhafi & Co était que la perspective africaine qu’ils avaient poursuivie comme solution de rechange au panarabisme défunt, en accord avec leur vision anti-impérialiste originelle, signifiait peu de choses pour les Libyens qui voulaient que la Libye ressemble à Doubaï ou, pire, suscitait un ressentiment virulent contre le régime et contre les Africains noirs. De plus, en emmenant la Libye en Afrique tout en tendant à la retirer des questions régionales arabes, la politique étrangère de la Jamahiriya, comme celle de la monarchie d’Idris, coupait les Libyens des autres Arabes, particulièrement des Arabes aisés du Golfe dont beaucoup de Libyens de classe moyenne enviaient le style de vie. Ainsi, la politique étrangère du régime le rendait vulnérable à une révolte inspirée par des événements ailleurs dans le monde arabe. Mais il y avait une autre raison à sa vulnérabilité.

Les auteurs du coup d’état de 1969 prirent d’abord pour modèle l’Égypte nassérienne, en imitant ses institutions et sa terminologie - Officiers libres, Conseil de commandement révolutionnaire - et en s’équipant d’un « parti » unique, l’Union socialiste arabe (ASU), essentiellement un appareil d’État donnant, comme son prototype nassérien, une façade au nouveau régime. Mais deux ans plus tard, Sadate menait les purges de dé-nasserisation et se raccommodait avec les frères musulmans, tandis que le début de l’intifah - sa politique d’ouverture de l’économie - annonçait son retrait du « socialisme arabe » et sa rupture avec Moscou présageait le virage vers les USA. Ainsi le modèle égyptien évolua rapidement vers un anti-modèle, tandis que l’expérience de l’ASU s’avéra être un échec instructif. L’idée d’un parti unique paraissait sensée en Libye comme elle l’avait été à l’origine en Égypte et en Algérie. Les leaders du régime militaire avaient besoin d’une vitrine civile pour offrir un certain niveau de représentation contrôlée et pour attirer les politiciens ambitieux dans le nouveau système d’avantages. Mais en Égypte et en Algérie, les architectes des nouveaux partis uniques avaient affaire à des populations relativement politisées. Kadhafi & Co étaient confrontés à une société politiquement inerte, ayant peu avancé vers une tradition d’État, pulvérisée par une conquête coloniale brutale et réduite au rôle d’observateur quand le pays devint un terrain de bataille pendant la deuxième guerre mondiale, puis libérée du régime colonial par des forces extérieures et enfin tranquillisée par la monarchie Sanussi. En cherchant à lancer l’ASU, le nouveau régime trouva peu dans la population - en termes de talents politiques ou d’énergie - avec quoi travailler, ce furent plutôt les vieilles élites de Tripoli et de Benghazi qui investirent le parti, et qui non seulement échouèrent à mobiliser l’enthousiasme populaire mais devinrent un foyer de résistance à la révolution que Kadhafi avait en tête.

En conséquence, Kadhafi commença à développer une idée qu’il avait exprimée peu après sa prise de pouvoir en 1969 : que la démocratie représentative était inadaptée à la Libye. D’autres leaders en Afrique du Nord et au Moyen-Orient avaient la même impression sur leur propre pays. Mais en faisant semblant de permettre une représentation, ils satisfaisaient leur vice en rendant tacitement hommage à la vertu. Par contre dans son Livre Vert, Kadhafi scandalisa les gens en refusant d’être hypocrite : il y éleva son rejet de la représentation en principe constitutif explicite qu’il appela l’Etat des Masses. Mais le vrai problème c’est que ce nouveau cap mena la Libye vers une impasse historique.

Il se dispensa de l’ASU et de l’idée d’un parti unique dirigeant, et promut de la place des Congrès populaires et des Comités révolutionnaires comme institutions politiques clés de la Jamahiriya, proclamée en 1977. Les premiers devaient assumer la responsabilité de l’administration publique et assurer une participation populaire, les seconds garder allumée la flamme de la révolution. Les membres des Congrès populaires étaient élus, et ces élections furent prises au sérieux, au moins au niveau local, pendant un certain temps. Mais les électeurs, en théorie, n’élisaient pas des représentants, mais décidaient seulement lesquels des candidats proposés ils voulaient voir assumer les responsabilités principalement administratives des organismes en question. Le système encourageait l’unanimisme politique et idéologique, ne permettant pas l’expression d’opinions dissidentes sauf sur des questions secondaires. Bien qu’en déclin dans les années 1990, il amena beaucoup de Libyens ordinaires à une sorte de participation aux affaires publiques, mais il ne les éduquait pas aux autres aspects de la politique, et ne fonctionnait pas bien d’après ses propres critères.

L’État des Masses de Kadhafi découlait d’idées développées ailleurs. La promotion de la démocratie directe contre la démocratie représentative a été un aspect dominant de la vision utopique des jeunes gauchistes occidentaux des années 1960. Et la décision stratégique de mobiliser les énergies « révolutionnaires » de la jeunesse pour déborder les appareils conservateurs du parti était centrale dans la révolution culturelle maoïste et faisait partie de la « révolution socialiste » de Boumédiène. Kadhafi alla plus loin en abolissant l’ASU et en mettant les partis hors la loi, mais il pouvait se réclamer d’une garantie doctrinale pour cela : la notion qu’il ne devrait pas y avoir de partis politiques dans un pays musulman était promue depuis longtemps par certains courants de l’islamisme sunnite, sur l’argument que « parti » est connoté avec fitna, une division de la communauté des fidèles, le danger suprême. Le Koweït, Oman, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis n’autorisent pas de parti politique à ce jour. (Le régime de Kadhafi a toujours eu un aspect islamique plus prononcé que les régimes du Caire et d’Alger ; son intolérance envers les Islamistes devait beaucoup au fait qu’il avait l’intention de rester la source du radicalisme et ne pas autoriser de rivaux). Finalement, l’idée d’une participation populaire directe dans l’administration publique pouvait se réclamer d’une origine locale dans la tradition des tribus bédouines connues comme hukumat ?arabiyya (signifiant ici « gouvernement du peuple » et non « gouvernement arabe »), dans lequel tout adulte mâle peut s’exprimer.

La Jamahiriya a duré 34 ans (42 si on remonte à 1969), une durée respectable. Elle ne convenait pas aux hommes d’affaires étrangers, aux diplomates et aux journalistes, qui trouvaient plus exaspérant d’avoir affaire à elle qu’avec les Etats arabes et africains ordinaires, et leur opinion façonna l’image du pays à l’étranger. Cependant le régime n’était pas conçu pour les étrangers, et il semble qu’il ait fonctionné assez bien la plupart du temps pour de nombreux Libyens. Il réalisa plus d’un triplement de la population totale (6,5 millions maintenant, 1,8 millions en 1968), un niveau élevé de soins médicaux et de scolarisation des filles comme des garçons, un taux d’alphabétisation de 88 %, un degré de promotion sociale et d’emploi des femmes que les femmes de nombreux pays arabes pourraient bien envier et un revenu annuel per capita de 12 000 $, le plus élevé d’Afrique. Ces indices sont rappelés, assez naturellement, par ceux qui critiquent l’intervention en réponse à la propagande qui a noirci en permanence le régime de Kadhafi. Cependant, il faut dire que cette réponse est pour l’essentiel à côté de la question.

Les réalisations socio-économiques du régime peuvent être attribuées essentiellement à l’État redistributeur : le succès du secteur des hydrocarbures et des mécanismes mis en place précocement pour distribuer les pétrodollars. Mais les institutions centrales de la Jamahiriya, le tandem Congrès populaires - Comités révolutionnaires ne constituait pas du tout un gouvernement efficace, en partie parce qu’il comportait une tension entre deux notions et deux sources de légitimité distinctes. Les Congrès incarnaient l’idée du peuple comme source de légitimité et agent de légitimation. Mais les Comités incarnaient l’idée très différente de la révolution possédant une légitimité au-dessus de toute autre. Kadhafi était au sommet de la révolution, c’est pourquoi il lui semblait sensé de se positionner hors de la structure des Congrès et donc des institutions formelles du gouvernement, ni premier ministre ni président mais simplement Murshid, guide, frère dirigeant. La position lui permettait de s’interposer en toute liberté entre les différents composants du système et l’opinion publique, critiquant le gouvernement (et exprimant ainsi le mécontentement populaire) ou déplorant les inefficacités et corrigeant les erreurs des Congrès populaires, faisant toujours cela du point de vue de la révolution. La tradition des dirigeants arabes se faisant une vertu de prendre le parti de l’opinion publique contre leurs propres ministres remonte à Haroun al-Rashid. Mais la façon dont la légitimité révolutionnaire pouvait l’emporter sur la légitimité populaire dans le système de Kadhafi rappelle aussi Khomeini insistant sur l’idée que les intérêts de la révolution iranienne peuvent l’emporter sur les préceptes de la charia - c.à.d. que les considérations politiques peuvent être au-dessus du dogme islamique - et qu’il était l’arbitre quand il le jugeait nécessaire. Il est frappant que Kadhafi considérait que les intérêts de la révolution exigeaient que le secteur pétrolier soit à l’écart de l’administration par les Congrès populaires et par les Comités révolutionnaires.

Des mots tels que « autoritarisme », « tyrannie » (une diabolisation favorite des Britanniques) et « dictature » n’ont jamais véritablement rendu compte du caractère particulier de ce meccano mais l’ont par contre incessamment caricaturé. Kadhafi, contrairement à tout autre chef d’État, était au sommet, non d’une pyramide d’institutions gouvernementales, mais du secteur informel de la vie publique, qui bénéficiait d’une hégémonie sur le secteur formel sans équivalent moderne. Ceci signifiait que les institutions formelles de la Jamahiriya étaient extrêmement faibles, y compris l’armée, marginalisée par Kadhafi qui ne lui faisait pas confiance.

On est tenté de dire de Kadhafi : « l’État, c’était lui ». Mais c’était l’idée de plus en plus mystique de la révolution, et non d’hérédité ou de droit divin, qui légitimait sans pouvoir. Et le contenu intangible de cette révolution, que Ruth First a appelé sa nature insaisissable, était intimement lié au fait que la révolution n’était jamais terminée.

Une distinction entre gouvernement révolutionnaire et constitutionnel a été faite en 1793 par Robespierre quand il écrivit : « Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République, celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder ». La fonction historique réelle du gouvernement révolutionnaire de Libye était de garantir, bien que le pays fût à de nombreux égards modernisé, qu’il ne devenait pas et ne pouvait pas devenir une république. La révolution libyenne s’avéra être permanente parce que ses objectifs étaient imprécis, ses architectes n’avaient en vue comme destination finale aucune forme de gouvernement constitutionnel sanglé par la loi ni une conception d’un rôle politique pour eux-mêmes ou pour quiconque d’autre après la révolution. L’État des masses, al-Jamahiriya, était présenté comme très supérieur à une simple république — jumhuriyya -mais en réalité n’en arrivait pas à la cheville. Et contrairement aux Etats qui s’appellent république mais n’en mérite pas le nom, ses prétentions signalaient qu’il n’eut jamais l’intention d’établir une vraie république dans lequel le gouvernement serait véritablement l’affaire du peuple. L’État des Masses fut en réalité à peine plus qu’un jeu pour occuper et contenir les Libyens ordinaires tandis que les affaires politique élaborées étaient menées en coulisses par une élite mystérieuse et incontrôlée.

La mobilisation de la société dans la révolution française lança plusieurs leaders originaux - Danton, Marat, Hébert et coll. ainsi que Robespierre - ce qui rendit psychologiquement possible pour les Jacobins de se rebeller contre Robespierre et de mettre en route le processus tortueux du dépassement de la révolution par un gouvernement constitutionnel. Jusqu’à un certain point, on peut dire quelque chose de similaire sur l’Algérie (où la lutte pour l’indépendance lança une surabondance de révolutionnaires à forte personnalité) quoique 49 ans plus tard les zigzags de la route vers la république démocratique soient encore loin devant, comme ce fut le cas en France. Mais l’inertie politique de la société libyenne signifia que sa révolution n’avait qu’un seul leader. Les collègues les plus proches de Kadhafi avaient sans doute une influence personnelle mais un seul d’entre eux, Abdessalam Jalloud, eut la force de s’opposer ouvertement à Kadhafi sur les questions importantes (et il partit finalement, gardant ses positions, en 1995). Et donc le règne de Kadhafi peut être considéré comme un exemple extrême de ce que Rosa Luxembourg appelait le « substitutionnisme » : le gouvernement informel qui était le vrai gouvernement de la Libye était un one-man-show. Incarnant la révolution nébuleuse, les intérêts imprécis de la nation et la volonté inarticulée du peuple tout à la fois, Kadhafi croyait vraiment avoir besoin de rendre le show intéressant. Sa flamboyance avait un objectif politique. Mais combien de temps une direction haute en couleur commande t-elle la loyauté, voire le consentement ? Un joueur de flûte de Hamelin dirigeant les Libyens - pour la plupart bien nourris, abrités et éduqués, mais maintenus dans une perpétuelle enfance politique - sans destination particulière. L’étonnant est que le show ait duré si longtemps.

Kadhafi semble avoir réalisé il y a plusieurs années ce qu’il avait fait - l’impasse quasi utopique dans laquelle il avait mis la Libye et lui-même - et tenta d’échapper à ses implications. Dès 1987 il expérimenta la libéralisation : permettant le commerce privé, mettant un frein aux Comités révolutionnaires et réduisant leurs pouvoirs, permettant aux Libyens de voyager dans les pays voisins, rendant les passeports confisqués, relâchant des centaines de prisonniers politiques, invitant les exilés à revenir avec l’assurance qu’ils ne seraient pas persécutés, et même rencontrant des leaders de l’opposition pour voir la possibilité d’une réconciliation tout en reconnaissant que de sérieux abus avaient eu lieu et que l’Etat de droit manquait en Libye. Ces réformes impliquaient un virage vers un gouvernement constitutionnel, les éléments les plus notables étant les propositions de Kadhafi pour codifier les droits des citoyens et les crimes punissables, dans l’intention de mettre fin aux arrestations arbitraires. Cette ligne de développement fut interrompue par l’imposition de sanctions internationales en 1992 à la suite de l’attentat de Lockerbie : une urgence nationale qui renforça l’aile conservatrice du régime et interdit les réformes risquées pendant plus d’une décennie. Ce ne fut qu’en 2003-4, après que Tripoli ait payé en 2002 une énorme somme de compensation pour les familles endeuillées (ayant déjà livré en 1999 Abdelbaset Ali al-Megrahi et Al Amin Khalifa Fhima pour être jugés), que les sanctions furent levées, et qu’un nouveau courant réformateur mené par le fils de Kadhafi Saif al-Islam émergea au sein du régime.

Il était à la mode il y a quelques années dans les cercles proches du gouvernement Blair - dans les médias principalement et parmi les universitaires - de parler de l’engagement réformateur de Saif al-Islam et la mode est maintenant de lui jeter l’opprobre en tant qu’abominable fils de son père. Aucun de ces jugements n’est juste, ils sont intéressés. Saif al-Islam a commencé à jouer un rôle significatif et constructif dans les affaires libyennes de l’État en persuadant le Groupe de Combat Islamique Libyen (LIFG) de terminer sa campagne terroriste en échange de la libération des prisonniers du LIFG en 2008, en promouvant une série de réformes pratiques et en émettant l’idée que le régime devrait formellement reconnaître les Berbères du pays. Alors qu’il est toujours irréaliste de croire qu’il aurait fait de la Libye une démocratie libérale s’il avait succédé à son père, il reconnaissait certainement les problèmes de la Jamahiriya et le besoin de réformes substantielles. La perspective d’une voie réformiste sous Saïf fut exclue par les événements de ce printemps. Existe-t-il un parallèle avec la façon dont les sanctions internationales au lendemain de Lockerbie gâchèrent l’initiative antérieure de réformes ?

Depuis février, on a affirmé sans relâche que le gouvernement libyen était responsable de l’explosion dans un disco de Berlin le 5 avril 1986 et de l’attentat de Lockerbie le 21 décembre 1988. La nouvelle de la fin violente de Kadhafi a été accueillie avec satisfaction par les familles des victimes américaines de Lockerbie, pleines, on le comprend, de ressentiment envers l’homme que le gouvernement U. S. et la presse leur avait désignés comme ordonnateur de l’attentat. Cependant, de nombreux observateurs informés s’interrogent depuis longtemps sur ces deux histoires, particulièrement sur Lockerbie. Jim Swire, le porte-parole des familles britanniques du vol 103, dont la fille a été tuée dans le crash, a exprimé plusieurs fois son insatisfaction de la version officielle. Hans Köchler, un juriste autrichien nommé par l’ONU comme observateur indépendant au procès, a exprimé sa préoccupation sur la façon dont il a été conduit (en particulier sur le rôle de deux fonctionnaires du Département de la justice des USA qui furent assis tout du long près du Conseil de l’accusation écossais et paraissaient leur donner des instructions). Köchler décrivit la condamnation d’al-Megrahi comme « une erreur judiciaire spectaculaire ». Swire, également présent pendant tout le procès, lança par la suite la campagne « Justice pour Megrahi ». Dans un résumé de la carrière de Kadhafi montré à la télévision BBC World Service la nuit du 20 octobre, John Simpson s’abstint de soutenir les deux accusations, notant sur l’attentat de Berlin qu’« il peut être ou ne pas être imputé au colonel Kadhafi », une expression honnête reconnaissant la place au doute. Sur Lockerbie, il remarqua prudemment que la Libye « fut entièrement blâmée » par la suite, ce qui est assez vrai.

Le personnel des gouvernements britanniques et américains et la presse occidentale ont souvent affirmé que la Libye a admis sa responsabilité pour Lockerbie en 2003-4. C’est faux. Dans le cadre de l’accord avec Washington et Londres, qui incluait le paiement par la Libye de 2,7 milliards de dollars aux 270 familles de victimes, le gouvernement libyen, dans une lettre au président du Conseil de sécurité de l’ONU, déclara que la Libye « avait facilité la traduction en justice des deux suspects poursuivis pour l’attentat du vol Pan Am 103, et accepte la responsabilité pour les actions de ses agents ». Que cette formule ait été acceptée lors de négociations entre les gouvernements libyen et britannique (voire étasunien) apparut clairement quand elle fut répétée mot pour mot par Jack Straw à la chambre des communes. La formule permettrait au gouvernement de donner au public l’impression que la Libye était effectivement coupable, tout en permettant à Tripoli de dire qu’il n’admettait rien de tel. La déclaration ne mentionne même pas le nom d’al-Megrahi, admet encore moins sa responsabilité ou celle du gouvernement libyen, et n’importe quel gouvernement qui se respecte signerait le principe général qu’il est responsable des actions de ses agents. La position de Tripoli a été exprimée par le premier ministre, Shukri Ghanem, le 24 février 2004 dans le programme Today : il exprima clairement que le paiement d’une compensation n’impliquait pas une admission de culpabilité et expliqua que le gouvernement libyen avait « acheté la paix ».

Les éléments de preuve étayant les jugements occidentaux sur la Libye de Kadhafi ont été faibles. Le doute sur le verdict du procès de Lockerbie a encouragé des théories rivales sur qui a véritablement ordonné l’attentat, qui ont été sans surprise qualifiées de « théories conspirationnistes ». Mais l’accusation dans le procès de Lockerbie était elle-même une théorie conspirationniste. Et les maigres preuves fournies auraient justifié l’acquittement sur la base d’un doute raisonnable ou, au pire, le verdict « non prouvé » qu’autorise la loi écossaise, plutôt que le verdict sans équivoque « coupable » proféré, bizarrement, pour un accusé et non pour l’autre. Je ne prétends pas connaître la vérité sur l’affaire de Lockerbie, mais les Britanniques ne pardonnent pas vite aux auteurs d’atrocités commises contre eux et leurs amis. Aussi j’ai du mal à croire qu’un gouvernement britannique se serait empressé d’accueillir la Libye comme il l’a fait en 2003-5 s’il croyait vraiment Kadhafi responsable. Au vu du nombre de victimes écossaises de l’attentat, il est également difficile de croire que les politiciens du SNP [Scotish National Party, ndt] seraient restés de marbre lors de la libération d’al-Megrahi s’ils avaient cru en la solidité du verdict de culpabilité. L’hypothèse que la Libye, Kadhafi et al-Megrahi ont été piégés doit être prise très au sérieux. Et si ce fut le cas, il s’ensuivrait que la forte baisse des perspectives de réforme après 1989 pendant que le régime fermait les écoutilles pour résister aux sanctions internationales, la souffrance matérielle du peuple libyen pendant cette période et l’aggravation du conflit interne (particulièrement la campagne terroriste islamiste lancée par le LIFG de 1995 à 1998) pourraient tous, dans une certaine mesure, provenir de la cuisine occidentale.

D’où que vienne le blâme, la Jamahiriya a survécu jusqu’en 2011, fondamentalement inchangée dans ses caractéristiques politiques : l’absence de partis politiques, l’absence d’associations, de journaux et de maisons d’édition indépendantes et la faiblesse correspondante de la société civile, le caractère dysfonctionnel des institutions formelles du gouvernement, la faiblesse des forces armées et le caractère indispensable de Kadhafi lui-même, créateur de la révolution qui constituait l’État. Après 42 ans de pouvoir kadhafiste, le peuple libyen n’était, en termes politiques, guère plus avancé qu’au 31 août 1969. Et par conséquent la Jamahiriya était vulnérable à la contestation interne au moment où ont débuté les mouvements de masse arabes promouvant la dignité humaine et les droits des citoyens. L’ironie tragique, c’est que les caractéristiques de la Jamahiriya qui la rendait vulnérable au printemps arabe excluaient complètement, dans leur ensemble, toute émulation des scénarios tunisiens et égyptiens. Les facteurs qui permettaient une évolution fondamentalement positive pour ces deux pays, une fois commencé le mouvement de protestation populaire, étaient absents en Libye. En Tunisie comme en Égypte, le degré supérieur d’expérience politique donna aux protestations un haut degré de sophistication, de cohérence et de flair organisationnel. Le fait qu’aucun des deux présidents n’ait été une figure fondatrice permettait de faire la distinction entre une protestation contre le président et ses petits copains et une rébellion contre l’État : le patriotisme des protestataires ne fut jamais contesté. Et dans les deux cas, le rôle des forces armées fut crucial : étant loyales à l’État et à la nation plutôt qu’à un leader particulier, elles étaient disposées à agir comme des arbitres et à faciliter une solution sans mettre en danger l’État.

Rien de cela ne s’appliquait à la Libye. Kadhafi fut le fondateur de la Jamahiriya et le garant de son existence continue. Les forces armées étaient incapables de jouer un rôle politique indépendant. L’absence de toute tradition d’opposition non-violente et d’organisation indépendante assurait que la révolte au niveau populaire aurait un caractère brut, incapable de formuler des demandes que le régime pourrait négocier. Au contraire, la révolte était une opposition à Kadhafi et à toute la Jamahiriya (et donc à ce qui faisait office d’État).

La situation qui se développa au cours du week-end suivant l’agitation initiale du 15 février suggérait trois scénarios possibles : une expansion du soulèvement populaire suivie d’un effondrement rapide du régime, une réaction rapide du régime suivie d’un écrasement de la révolte ; ou — en l’absence d’une solution précoce - le début d’une guerre civile. Si la révolte avait été écrasée d’emblée, les implications pour le Printemps arabe auraient été sérieuses, mais pas nécessairement plus dommageables que les événements au Bahreïn, au Yémen ou en Syrie ; l’opinion publique arabe, habituée à l’idée que la Libye est un lieu à part, était à l’abri d’une exemplarité des événements qui s’y produisent. Si la révolte avait amené un effondrement rapide du régime, la Libye aurait pu tomber dans l’anarchie. Un Somalistan riche en pétrole dans la Méditerranée aurait eu des répercussions déstabilisantes sur tous ses voisins et mis en danger les perspectives de développement démocratique, en particulier en Tunisie. Une longue guerre civile, quoique coûteuse en vies humaines, aurait pu donner à la rébellion le temps de s’assembler en un centre de pouvoir rival et de se préparer ainsi à la tâche d’établir un État libyen fonctionnel en cas de victoire. Et même si elle était défaite, une telle rébellion aurait sapé les bases de la Jamahiriya et rendue certaine sa mise à l’écart. Aucun de ces scénarios ne s’est produit. A la place, une intervention militaire des puissances occidentales sous le parapluie de l’OTAN et l’autorité des Nations unies s’est produite.

Comment devons-nous évaluer ce quatrième scénario en termes des principes démocratiques invoqués pour justifier l’intervention militaire ? Il ne fait pas de doute que beaucoup de Libyens considèrent l’OTAN comme leur sauveur et que certains d’entre eux aspirent sincèrement à un futur démocratique dans leur pays. Malgré cela, j’ai été très alarmé dès que l’intervention a été suggérée et j’y suis toujours resté opposé malgré son triomphe apparent, parce que je considérais que l’évaluation des arguments démocratiques favorisait une ligne d’action complètement différente.

L’affirmation selon laquelle la « communauté internationale » n’avait d’autre choix que d’intervenir militairement et que l’alternative était de ne rien faire est fausse. Une alternative active, pratique et non-violente fut proposée et délibérément rejetée. L’argument pour la zone d’exclusion aérienne puis pour une intervention militaire utilisant « toutes les mesures nécessaires » était que c’était le seul moyen de stopper la répression du régime et de protéger les civils. Pourtant, beaucoup argumentèrent que le moyen de protéger les civils n’était pas d’intensifier le conflit en intervenant d’un côté contre l’autre, mais d’assurer un cessez-le-feu suivi de négociations politiques. Plusieurs propositions furent avancées. Par exemple, l’International Crisis Group, où je travaillais à l’époque, publia une déclaration le 10 mars préconisant une initiative en deux points : (i) la formation d’un groupe de contact ou d’un comité formé des voisins nord-africains de la Libye et d’autres Etats africains, mandaté pour négocier un cessez-le-feu immédiat ; (ii) la mise en route, par le groupe de contact, de négociations entre les protagonistes, visant à remplacer le régime d’alors par un régime plus responsable, représentatif et basé sur le droit. Cette proposition dont l’Union Africaine se fit l’écho était conforme aux vues de nombreux Etats non d’Africains majeurs - la Russie, la Chine, le Brésil et l’Inde, sans parler de l’Allemagne et de la Turquie. Elle fut reformulée par l’ICG avec plus de détails (en ajoutant la disposition du déploiement d’une force internationale de maintien de la paix sous mandat de l’ONU pour assurer le cessez-le-feu) dans une lettre ouverte au Conseil de sécurité de l’ONU le 16 mars, la veille du débat qui se conclut par l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité. Bref, avant que le Conseil de sécurité ne vote l’approbation de l’intervention militaire, une proposition élaborée avait été proposée, qui traitait du besoin de protéger les civils par la recherche d’un arrêt rapide des combats, qui avançait les éléments principaux d’une transition ordonnée vers une forme plus légitime de gouvernement et qui évitait les dangers d’une chute abrupte dans l’anarchie, avec tout ce que cela pourrait signifier pour la révolution tunisienne, la sécurité des autres voisins de la Libye et de l’ensemble de la région. L’imposition d’une zone d’exclusion aérienne serait un acte de guerre : comme le Secrétaire de la défense des USA, Robert Gates, l’a dit au Congrès le 2 mars, elle impliquait la mise hors service préalable de la défense aérienne libyenne. En autorisant celle-ci et « toutes les mesures nécessaires », le Conseil de sécurité choisissait la guerre alors qu’aucune autre politique n’avait été tentée. Pourquoi ?

Beaucoup des gens qui ont critiqué l’intervention de l’OTAN se sont plaints qu’elle s’était écartée des termes de la résolution 1973 et était pour cette raison illégale ; que la résolution n’autorisait ni un changement de régime ni l’introduction de troupes au sol. C’est une mauvaise lecture. L’article 4 interdisait l’introduction d’une force d’occupation. Mais l’article 42 des Conventions de la Haye de 1907 déclare que « le territoire est considéré occupé quand il est placé sous l’autorité d’une armée hostile », une définition conservée dans les conventions de Genève de 1949. Ce que la résolution 1973 écartait, c’était l’introduction d’une force destinée à prendre l’entière responsabilité politique et légale, mais ceci ne fut jamais souhaité ; des forces au sol furent effectivement finalement introduites, mais à aucun moment elles n’ont accepté la responsabilité politique ou légale de quoi que ce soit et par conséquent ne rentrent pas dans la définition conventionnelle d’une force d’occupation. Il est possible que cette mauvaise lecture de la résolution ait été arrangée par les gouvernements qui l’ont rédigée pour s’assurer le meilleur (ou le moins mauvais) décompte des voix en leur faveur le 17 mars ; bien sûr ceci ne serait qu’un exemple des sophismes auquel les metteurs en scène de l’intervention ont fait appel. Et le changement de régime était tacitement couvert par la phrase « toutes mesures nécessaires ». Que ceci soit la bonne façon de lire la résolution est ressorti clairement de la rhétorique de stentor de Cameron à La Haye, de Sarkozy et de Juppé, d’Obama et de Clinton avant le vote du conseil de sécurité. Puisque la question était définie dès le début comme une protection des civils contre l’assaut meurtrier de Kadhafi « sur son propre peuple », il s’ensuivait qu’une protection efficace exigeait l’élimination de la menace, qui était Kadhafi lui-même tant qu’il était au pouvoir (modifiée par la suite par « tant qu’il est en Libye » et finalement par « tant qu’il est en vie »). Les attitudes manifestées par les puissances occidentales à la veille du débat du Conseil de sécurité montrent à l’évidence que la résolution habilement rédigée autorisait tacitement une guerre pour changer le régime. Ceux qui dirent par la suite qu’ils ne savaient pas qu’un changement de régime avait été autorisé ne comprirent pas non plus la logique des événements ou firent semblant de ne pas comprendre pour excuser leur incapacité à s’y opposer. En insérant « toute mesure nécessaire » dans la résolution, Londres, Paris et Washington s’autorisaient, par OTAN interposé, à faire tout ce qu’ils voulaient en sachant parfaitement qu’ils ne seraient jamais rendus responsables, car les membres permanents du conseil de sécurité ayant droit de veto sont au-dessus de toutes les lois.

A deux égards, le comportement des puissances occidentales et de l’OTAN sembla effectivement violer explicitement les termes des résolutions du conseil de sécurité. Le premier cas fut la fourniture répétée d’armes à la rébellion par la France, le Qatar, l’Égypte (d’après le Wall Street Journal) et sans aucun doute d’autres membres de la « coalition de la volonté » dans ce qui semblait être une violation claire de l’embargo des armes imposé par les articles 9, 10 et 11 de la résolution 1970 passée le 26 février par le Conseil de sécurité et réitérée dans les articles 13, 14 et 15 de la résolution 1973. Plus tard, il fut expliqué que la résolution 1973 l’emportait à cet égard sur la 1970 et que l’expression magique « toute mesure nécessaire » autorisait la violation de l’embargo des armes ; ainsi l’article 4 de la résolution 1973 sapait les articles 13 et 15 de la même résolution. Il fut ainsi assuré que tout État peut fournir des armes aux rebelles alors qu’aucun ne pouvait le faire pour le gouvernement libyen qui avait alors été décrété illégitime par Londres, Paris et Washington. Presque personne n’a attiré l’attention sur la deuxième violation.

Les efforts de l’ICG et d’autres qui recherchaient une alternative à la guerre ne passèrent pas entièrement inaperçus. Apparemment leurs propositions impressionnèrent les membres les moins va-t-en-guerre du conseil de sécurité, et un hommage de la main gauche leur fut accordé par les rédacteurs de la résolution 1973. Dans la version finale - contrairement aux précédentes - l’idée d’une solution pacifique fut incorporée dans les deux premiers articles, rédigés ainsi :

[Le conseil de sécurité...]

(1) Exige un cessez-le-feu immédiat et la cessation totale des violences et de toutes les attaques et exactions contre la population civile ; (2) Souligne qu’il faut redoubler d’efforts pour apporter une solution à la crise, qui satisfasse les revendications légitimes du peuple libyen, et note que le Secrétaire général a demandé à son Envoyé spécial de se rendre en Jamahiriya arabe libyenne et que le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a décidé d’envoyer son Comité ad hoc de haut niveau sur la Libye sur place pour faciliter un dialogue qui débouche sur les réformes politiques nécessaires à un règlement pacifique et durable.

Par ce moyen, la résolution 1973 semblait envisager activement une alternative pacifique comme première préférence tout en autorisant l’intervention militaire comme un recours si un cessez-le-feu était refusé. En vérité, rien n’aurait pu être plus éloigné de la vérité.

La résolution 1973 fut passée à New York tard dans la soirée du 17 mars. Le lendemain, Kadhafi, dont les forces étaient campées à la lisière sud de Benghazi, annonça un cessez-le-feu conformément à l’article 1 et proposa un dialogue politique selon l’article 2. Il donna en quelques heures ce que le Conseil de sécurité exigeait et suggérait. Son cessez-le-feu fut immédiatement rejeté au nom du CNT par un haut commandant des rebelles, Khalifa Haftar, et rejeté par les gouvernements occidentaux. « Nous le jugeons par ses actions, pas par ses paroles », déclara David Cameron, impliquant qu’on attendait de Kadhafi qu’il effectue lui-même un cessez-le-feu complet ; c’est-à-dire qu’il ne donne pas seulement l’ordre à ses troupes de cesser le feu mais qu’il le maintienne indéfiniment malgré le fait que le CNT refusait d’en faire autant. Le commentaire de Cameron ne tenait non plus aucun compte du fait que l’article 1 de la résolution 1973 ne mettait évidemment pas la responsabilité exclusive du cessez-le-feu sur Kadhafi. À peine Cameron avait-il couvert la violation évidente de la résolution 1973 par le CNT qu’Obama l’appuya, insistant pour dire que pour que le cessez-le-feu de Kadhafi soit pris en compte il devrait (en plus de le maintenir indéfiniment, sans réciprocité, indépendamment du CNT) retirer ses forces non seulement de Benghazi mais aussi de Misrata et des villes les plus importantes que ses troupes avaient reprises à la rébellion, Ajbadiya à l’est et Zawiya à l’ouest - en d’autres termes il devait accepter d’avance une défaite stratégique. Ces conditions, que Kadhafi ne pourrait pas accepter, étaient absentes de l’article 1.

Cameron et Obama avait indiqué clairement qu’un cessez-le-feu était la dernière chose qu’ils voulaient, que le CNT pouvait violer impunément l’article 1 de la résolution et que ce faisant il agirait avec l’accord de ses maîtres au conseil de sécurité. L’offre de cessez-le-feu de Kadhafi, ainsi que sa deuxième offre du 20 mars, ne donnèrent rien. Une semaine plus tard, la Turquie, qui avait travaillé dans le cadre de l’OTAN pour aider à organiser les dispositions de l’aide humanitaire pour Benghazi, annonça qu’elle avait discuté avec les deux côtés et offrit de négocier un cessez-le-feu. L’offre reçut ce qu’Ernest Bevin aurait appelé « une ignorité complète » et rien n’en sortit, comme rien ne sortit d’initiatives ultérieures, visant à un cessez-le-feu et à des négociations (que Kadhafi accepta explicitement) entreprises par l’Union Africaine en avril. Ceci fut aussi rejeté d’emblée par le CNT qui demandait la démission de Kadhafi comme condition à tout cessez-le-feu. Cette exigence allait même au-delà de la précédente liste de conditions d’Obama, dont aucune n’avait figuré dans la résolution 1973. Plus précisément, c’était une exigence rendant un cessez-le-feu impossible, car pour le maintien d’un cessez-le-feu, il faut des commandants ayant une autorité décisive sur leurs armées, et éliminer Kadhafi aurait signifié que personne n’aurait plus eu d’autorité globale sur les forces du régime.

En incorporant les propositions alternatives de politique non-violente dans son texte, le parti occidental de la guerre avait fait un abus de confiance, en illusionnant quelques Etats hésitants pour les décider à voter pour la résolution du 17 mars : dès le début, la politique était celle d’une une guerre au finish, d’un changement violent du régime et de la fin de Kadhafi. Toutes les offres ultérieures de cessez-le-feu par Kadhafi - le 30 avril, le 26 mai et le 9 juin - furent traitées par le même mépris.

Ceux qui croient dans le « droit international » et se satisfont des guerres qu’ils considèrent « légales » en tireront peut-être des leçons. Mais ici le point crucial concerne la logique des événements et les choix politiques associés. En incorporant les suggestions de l’ICG - et plus généralement, du parti de la paix-dans le texte révisé de la résolution 1973, Londres, Paris et Washington ont habilement décapité un vrai débat au Conseil de sécurité, débat qui aurait considéré des alternatives, au risque de rendre incohérente leur propre résolution.

Londres, Paris et Washington ne pouvaient pas permettre un cessez-le-feu parce qu’il aurait impliqué des négociations, d’abord sur les lignes de feu, les casques bleus, etc., puis sur les différences politiques fondamentales. Et cela aurait menacé la possibilité du type de changement de régime qui intéressait les puissances occidentales. Voir des représentants de la rébellion assis à des pourparlers avec les représentants du régime de Kadhafi, de Libyens parlant à des Libyens, aurait remis en cause la diabolisation de Kadhafi. Au moment où il serait redevenu quelqu’un avec qui les gens parlent et négocient, il aurait effectivement été réhabilité. Et ceci aurait exclu un changement violent - révolutionnaire ? - de régime et refusé aux puissances occidentales leur occasion d’une intervention majeure dans le Printemps de l’Afrique du Nord, et tout le schéma d’intervention aurait fait un flop. La logique de la diabolisation de Kadhafi fin février, couronnée par le renvoi de ses crimes supposés contre l’humanité devant la Cour criminelle internationale (CCI) par la résolution 1970 puis par la décision de la France du 10 mars de reconnaître le CNT comme seul représentant légitime du peuple libyen, signifiait que Kadhafi était banni pour toujours du champ du discours politique international, indigne de négociations, même sur la reddition de Tripoli quand il offrit en août de s’accorder pour éviter d’autres destructions à la ville, une offre elle aussi rejetée avec mépris. Et cette logique fut conservée du début à la fin, comme le prouve le tribut en morts de civils à Tripoli et plus encore à Syrte. La mission fut toujours le changement de régime, une vérité cachée par le brouhaha sur le soi-disant massacre imminent à Benghazi.

La version officielle, c’est que la perspective d’un « deuxième Srebrenica » ou même d’un « autre Rwanda » à Benghazi, si on laissait Kadhafi reprendre la ville, avait forcé la « communauté internationale » (moins la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Allemagne, la Turquie etc.) à agir. Quelles étaient les bases pour supposer qu’une fois que les forces de Kadhafi auraient repris Benghazi, elles auraient eu l’ordre de se lancer dans un massacre général ?

Kadhafi a fait face à de nombreuses révoltes. Invariablement, il les écrasait par la force et habituellement exécutait les meneurs. Le CNT et les autres leaders rebelles avaient de bonnes raisons de craindre qu’une fois Benghazi tombé aux mains des troupes gouvernementales, ils seraient arrêtés et paieraient le prix. Aussi était-il naturel qu’ils tentent de convaincre la « communauté internationale » que leur vie n’était pas seule en jeu, mais aussi celle de milliers de civils ordinaires. Mais en reprenant les villes que le soulèvement avait brièvement mises hors du contrôle gouvernemental, les forces de Kadhafi n’avaient commis aucun massacre ; le combat avait été dur et sanglant, mais rien n’eut lieu ressemblant même de loin au massacre de Srebrenica, encore moins du Rwanda. Le seul massacre connu effectué au cours du régime de Kadhafi fut le meurtre de quelque 1200 prisonniers islamistes dans la prison d’Abu Salim en 1996. Ce fut une affaire très sinistre, et que Kadhafi l’ait ordonné ou non, il est juste de l’en rendre responsable. Il était par conséquent raisonnable de s’inquiéter sur ce que le régime pourrait faire et comment ses forces se comporteraient à Benghazi une celui-ci fois repris, et de dissuader Kadhafi d’ordonner ou de permettre tout excès. Ce n’est pourtant pas ce qu’il fut décidé. Il fut décidé de déclarer par avance Kadhafi coupable d’un massacre sur des civils sans défense et d’engager le processus de destruction de son régime et de lui-même (et sa famille) en punition d’un crime qu’il n’avait pas encore commis, et qu’il avait peu de chances de commettre, puis de persister dans ce processus malgré ses offres répétées de suspendre l’action militaire.

Dans le contexte libyen, il ne pouvait être question d’une chose qualifiable de nettoyage ethnique ou de génocide. Tous les Libyens sont musulmans, en majorité d’ascendance arabo-berbère, et si la petite minorité berbérophone avait des griefs sur la reconnaissance de sa langue et de son identité (ce sont des musulmans Ibadi, pas Sunnites), le conflit ne portait pas là-dessus. Le conflit n’était ni ethnique ni racial mais politique, entre défenseurs et opposants du régime de Kadhafi ; on pouvait attendre de l’un ou l’autre camp gagnant qu’il traite durement ses adversaires, mais les prémices d’un massacre de civils à grande échelle sur la base de leur identité ethnique ou raciale était absentes. Tous les propos sur un autre Srebrenica ou d’un Rwanda étaient une hyperbole extrême dans l’intention manifeste de pousser des gouvernements paniqués à soutenir le projet d’intervention militaire du parti de la guerre pour sauver la rébellion d’une défaite imminente.

Pourquoi le facteur panique fonctionna t-il si bien avec l’opinion publique internationale, ou au moins occidentale, et en particulier avec les gouvernements ? On a rapporté de manière fiable que la peur d’Obama d’être accusé d’un autre Srebrenica a fait pencher la balance à Washington alors que Robert Gates et aussi, au début, Hilary Clinton avaient résisté à une implication des USA. Je crois que la réponse est que Kadhafi avait déjà été si bien diabolisé que les accusations les plus folles sur sa probable (certaine pour beaucoup) future conduite serait crue quoi qu’il fasse en réalité. Cette diabolisation eut lieu le 21 février, le jour où toutes les cartes importantes ont été jouées.

Le 21 février, le monde fut choqué par les nouvelles disant que le régime de Kadhafi utilisait son aviation pour massacrer les manifestants pacifiques à Tripoli et dans d’autres villes. Le principal fournisseur de cette histoire fut al-Jazira, mais elle fut reprise rapidement par Sky network, CNN, la BBC, ITN et co. Avant minuit, l’idée d’imposer une zone d’exclusion aérienne sur la Libye était généralement acceptée, comme celle d’une résolution du Conseil de sécurité imposant des sanctions et un embargo des armes, le gel des dépôts libyens et le renvoi de Kadhafi et de ses associés à la Cour criminelle internationale pour crime contre l’humanité. La résolution 1970 fut dûment passée cinq jours plus tard et à partir de là la proposition d’une zone d’exclusion aérienne monopolisa la discussion internationale sur la crise libyenne.

Bien d’autres événements eurent lieu le 21 février. On rapporta que Zawiya était dans le chaos. Le Ministre de la justice, Mustafa Abdul Jalil, démissionna. Cinquante travailleurs serbes furent attaqués par des pillards. Le Canada condamna « la répression violente de manifestants innocents ». Deux pilotes de l’armée de l’air se posèrent à Malte en déclarant que c’était pour échapper à l’ordre de bombarder et de mitrailler les manifestants. En fin d’après-midi, on rapporta de manière fiable que les troupes du régime et des snipers tiraient sur la foule à Tripoli. Dix-huit travailleurs coréens furent blessés sur leur lieu de travail attaqué par une centaine d’hommes armés. L’Union européenne condamna la répression, suivie par Ban Ki-moon, Nicolas Sarkozy et Sylvio Berlusconi. On rapporta que 10 Égyptiens avaient été tués par des hommes armés à Tobrouk. William Hague, qui avait condamné la répression la veille (comme Hillary Clinton) annonça dans une conférence de presse qu’il avait appris que Kadhafi avait quitté la Libye et était en route pour le Venezuela. L’ambassadeur de Libye en Pologne déclara que les défections des forces armées et du gouvernement ne pouvaient pas s’arrêter et que les jours de Kadhafi étaient comptés. De nombreux médias racontèrent que la plus grande tribu de Libye, les Ouarfallas, avait rejoint la rébellion. Les ambassadeurs de Libye à Washington, en Inde, au Bangladesh et en Indonésie démissionnèrent, tandis que l’ambassadeur adjoint à l’ONU, Ibrahim Dabbashi, conclut la journée en appelant à une conférence de presse à la mission de Libye à New York et déclara que Kadhafi avait « déjà commencé le génocide contre le peuple libyen » et faisait venir des mercenaires africains. Ce fut Dabbashi plus que tout autre qui, après avoir amorcé ainsi son audience, lança l’idée que l’ONU devrait imposer une zone d’exclusion aérienne et que la Cour criminelle internationale devrait enquêter sur les « crimes contre l’humanité et crimes de guerre » de Kadhafi.

A ce moment-là, le bilan humain depuis le 15 février était de 233 morts, d’après Human Rights Watch (HRW). La Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) suggérait entre 300 et 400 (mais elle annonçait le même jour que Syrte était tombée aux mains des rebelles). Nous pouvons comparer ces nombres avec le bilan humain total en Tunisie (300) et en Égypte (au moins 846). Nous pouvons aussi comparer les nombres de HRW et de la FIDH avec le bilan humain, estimé de manière plausible à entre 500 et 600, des 7 jours d’émeutes en Algérie en octobre 1988, quand le gouvernement français se retint rigoureusement du moindre commentaire sur les événements. Mais les nombres n’étaient pas ce qui comptait le 21 février ; c’étaient les impressions qui comptaient. L’impression produite par l’histoire selon laquelle l’aviation de Kadhafi massacrait des manifestants pacifiques fut immense, et il fut naturel de prendre les démissions d’Abdul Jalil et des ambassadeurs, le vol des deux pilotes, et particulièrement la déclaration dramatique de Dabbashi sur le génocide, comme des éléments corroborant l’histoire d’al-Jazira.

Les bons et les méchants (pour reprendre les catégories de Tony blair) avaient été clairement identifiés, l’attention outragée des médias occidentaux pleinement engagée, le Conseil de sécurité saisi en urgence de la question, la CCI alertée, et un virage fondamental vers l’intervention avait été effectué - tout cela en quelques heures. Et bien des gens pourraient dire : à juste titre. Sauf que l’histoire d’al-Jazira était fausse, tout comme l’histoire des Ouarfallas passant du côté de la rébellion était fausse et que l’histoire de Hague sur Kadhafi s’enfuyant à Caracas était fausse. Et bien sûr, l’affirmation d’un « génocide » par Dabbashi n’était que la camelote d’un histrion, mais qu’aucune des organisations intéressées par l’utilisation de ce mot n’avait envie de contester.

Ces considérations soulèvent des questions délicates. Si les raisons données par ces ambassadeurs et par d’autres personnels du régime pour leur défection le 21 février étaient fausses, qu’est-ce qui les a réellement décidés à faire défection et à donner leurs déclarations ? Qu’est-ce qu’al-Jazira tramait ? Que tramait Hague ? Une histoire sérieuse de cette affaire cherchera des réponses à ces questions quand de nouvelles données seront déterrées. Mais je trouve compréhensible que Kadhafi et son fils aient exprimés soudainement une rhétorique aussi virulente. Ils croyaient manifestement que, loin d’être simplement confrontés à des « manifestants innocents » comme le disent les Canadiens, ils étaient déstabilisés par des forces agissant selon un plan pourvu de ramifications internationales. Il se peut qu’ils se soient trompés et que tout ait été spontané, accidentel et rien qu’une pagaille chaotique ; je ne prétends pas avoir de certitude. Mais il y avait eu auparavant des plans pour déstabiliser le régime, et ils avaient des raisons de penser qu’ils étaient à nouveau déstabilisés. La couverture partiale des médias, britanniques en particulier, notamment l’insistance pour dire que le régime n’avait que des manifestants pacifiques devant lui, alors qu’en plus des Libyens ordinaires essayant de se faire entendre pacifiquement, il était confronté à des violences politiquement motivées ou anarchiques (par exemple le lynchage de 50 soi-disant mercenaires à al-Baida le 19 février), s’accorde avec la théorie d’une déstabilisation. Et sur la base des données que j’ai pu recueillir, je suis conduit à penser qu’une déstabilisation est exactement ce qui s’est produit.

Les jours suivants, j’ai fait l’effort de vérifier pour moi-même l’histoire d’al-Jazira. Une source que j’ai consultée fut le blog très respecté Informed Comment, maintenu et mis à jour par Juan Cole, un spécialiste du Moyen-Orient de l’université du Michigan. Le 21 février, il mit en ligne « Les bombardements de Kadhafi rappellent ceux de Mussolini », qui argumentait qu’ « en 1933 - 40, Italo Balbo se fit le champion de la guerre aérienne comme meilleur moyen de traiter avec arrogance les populations coloniales ». L’article commençait par : « Le mitraillage et le bombardement à Tripoli des manifestants civils par les chasseurs de Mouammar Kadhafi lundi... », dont les mots soulignés renvoyaient à un article de Sarah El Deeb et d’Maggie Michael pour Associated Press publié à 21 heures le 21 février. Cet article ne corroborait pas la déclaration de Cole selon laquelle les avions chasseurs de Kadhafi (ou tout autre avion) avaient mitraillé ou bombardé qui que ce soit à Tripoli ou ailleurs. Il en est de même pour toutes les autres sources données sur les autres sujets concernant la Libye relayant histoire du massacre aérien que Cole a mis en ligne le même jour.

J’étais en Égypte la plupart du temps, mais comme beaucoup de journalistes visitant la Libye transitaient par le Caire, je pris la peine de demander à ceux que je pouvais contacter ce qu’ils avaient obtenu sur place. Aucun d’entre eux ne trouva la moindre corroboration à cette histoire. Je me souviens particulièrement demandant le 18 mars à l’expert britannique sur l’Afrique du Nord Jon Marks, à son retour d’une grande virée en Cyrénaïque (passant par Ajdabiya, Benghazi, Bréga, Derna et Ras Lanuf) ce qu’il avait entendu sur l’histoire. Il m’a dit que personne n’en avait parlé ni ne l’avait mentionné. Quatre jours plus tard, le 22 mars, USA Today publia un article frappant d’Alan Kuperman, l’auteur de The Limits of Humanitarian Intervention et le coéditeur de Gambling on Humanitarian Intervention. L’article, « Five Things the US Should Consider in Libya » (Cinq choses que les USA devraient considérer en Libye), fournit une puissante critique de l’intervention de l’OTAN, comme violant les conditions requises pour qu’une intervention humanitaire soit justifiée ou réussisse. Mais ce qui m’a le plus intéressé fut cette affirmation que « malgré les portables avec appareil photo un peu partout, il n’y a aucune image de violence génocidaire, et ceci ruine la propagande des rebelles ». Ainsi, pendant un mois, je n’étais pas le seul à ne trouver aucune preuve de l’histoire du massacre aérien. J’ai découvert par la suite que la question avait été soulevée plus d’une quinzaine auparavant, le 2 mars, lors d’auditions du Congrès étasunien où témoignait Gates et l’amiral Mike Mullen, président des chefs d’état-major interarmées. Ils dirent au Congrès qu’ils n’avaient pas de confirmation des rapports sur des avions contrôlés par Kadhafi tirant sur des citoyens.

L’histoire était fausse, comme était fausse l’histoire qui fit le tour du monde en août 1990, disant que les troupes irakiennes assassinaient des bébés Koweïti en éteignant leurs incubateurs, comme était faux le dossier monté sur les armes de destruction massive de Saddam. Mais comme l’a fait remarquer une fois Mohammed Khider, un des fondateurs du FLN, « quand tout le monde reprend un mensonge, ça devient une réalité ». La ruée vers la guerre de changement de régime était en route et ne pouvait pas être stoppée.

L’intervention a terni tous les principes invoqués par le parti de la guerre pour la justifier. Elle a causé la mort de milliers de civils, dégradé la notion de démocratie, dégradé la notion du droit et fait passer une révolution contrefaite pour la réalité. Deux affirmations répétées sans cesse - fondamentales pour l’argumentation guerrière des puissances occidentales - furent que Kadhafi était occupé à « tuer son propre peuple » et qu’il avait « perdu toute légitimité », celle-ci étant présentée comme le corollaire de la première. Les deux affirmations comportaient des mystifications.

« Tuer son propre peuple », c’est une expression recyclée de la précédente guerre de changement de régime contre Saddam Hussein. Dans les deux cas, elle suggérait deux choses : que le despote était un monstre et qui ne représentait rien dans la société qu’il dirigeait. Il est tendancieux et malhonnête de dire simplement que Kadhafi « tuait son propre peuple » ; il tuait ceux de son peuple qui se rebellaient. À cet égard, il faisait ce que tous les gouvernements de l’histoire ont fait devant une rébellion. Nous sommes libres de préférer les rebelles au gouvernement dans n’importe quel cas. Mais les mérites relatifs des deux côtés ne sont pas le problème dans de telles situations : le problème est le droit d’un État à se défendre contre une subversion violente. Ce droit, considéré acquis comme corollaire de la souveraineté, est maintenant menacé. Théoriquement, il est validé par certaines règles. Mais comme nous l’avons vu, l’invocation des règles (par exemple, pas de génocide) peut aller de pair avec une exagération cynique et une distorsion des faits par d’autres Etats. En fait, il n’y a pas de règles fiables. Un État peut réprimer une révolte si ceux qui détiennent le pouvoir de veto au Conseil de sécurité le lui permettent (par exemple Bahreïn, mais aussi le Sri Lanka) mais pas autrement. Et si un État pense qu’il peut prendre cette autorisation informelle de se défendre parce qu’il est en bons termes avec Londres, Paris et Washington et qu’il honore tous ses accords avec eux, comme le faisait la Libye, il ferait mieux de se méfier. Les conditions peuvent changer sans avertissement d’un jour à l’autre. La question est maintenant arbitraire, et l’arbitraire est l’opposé du droit.

L’idée que Kadhafi ne représentait rien dans la société libyenne, qu’il s’affrontait à tout son peuple et que tout son peuple était contre lui est une autre distorsion des faits. Nous savons tous, d’après la durée de la guerre, d’après l’immense manifestation pro Kadhafi de Tripoli le 1er juillet, d’après la ferme résistance des forces pro Kadhafi, d’après le mois qu’il fallut aux rebelles pour avancer à Bani Walid et d’après le mois supplémentaire à Syrte, que le régime de Kadhafi, comme le CNT, bénéficiait d’un soutien substantiel. La société libyenne était divisée et la division politique était par elle-même un développement prometteur parce qu’elle signifiait la fin de la vieille unanimité politique dont bénéficiait et que maintenait le Jamahiriya. Sous cet éclairage, le portrait, par les gouvernements occidentaux, d’un « peuple libyen » uniformément aligné contre Kadhafi avait une implication sinistre, précisément parce qu’elle insinuait une nouvelle unanimité sous parrainage occidental dans la vie libyenne. Cette idée profondément non démocratique découle naturellement de l’idée non démocratique que faute d’une consultation électorale voire d’un sondage d’opinion pour vérifier les opinions réelles des Libyens, les gouvernements britanniques, français et étasuniens avaient le droit et le pouvoir de déterminer qui faisait partie ou non du peuple libyen. Aucun de ceux qui soutenaient le régime de Kadhafi ne comptait. Parce qu’ils ne faisaient pas partie du « peuple libyen », ils ne faisaient pas partie des civils à protéger, même s’ils étaient effectivement des civils. Et ils ne furent pas protégés, ils furent tués par les frappes aériennes de l’OTAN autant que par des unités rebelles incontrôlées. Le nombre des victimes civiles du mauvais côté de la guerre doit être bien des fois le nombre de tués avant le 21 février. Mais ils ne comptent pas, pas plus que les milliers de jeunes hommes de l’armée de Kadhafi qui s’imaginèrent en toute innocence qu’ils faisaient aussi partie du « peuple libyen » et qu’ils ne faisaient que leur devoir envers l’État quand ils furent incinérés par les avions de l’OTAN ou exécutés en masse hors jugement après leur capture, comme à Syrte.

Le même mépris du principe démocratique a caractérisé les déclarations répétées en Occident, que Kadhafi avait « perdu toute légitimité ». Chaque État a besoin d’une reconnaissance internationale et dépend pour cela de sources extérieures de légitimation. Mais l’idée démocratique donne une priorité à la légitimité nationale sur la légitimité internationale. Avec leur affirmation d’une légitimité perdue, les puissances occidentales ne compromettaient pas seulement une éventuelle élection en Libye, qui aurait établi le véritable équilibre de l’opinion publique, elles ont mimé le régime de Kadhafi : dans la Jamahiriya, le peuple pouvait être surpassé par la révolution, source supérieure de légitimité.

« Si vous le cassez, il vous appartient », ce fut la fameuse remarque de Colin Powell pour avertir Washington des risques d’une nouvelle guerre contre l’Irak. La leçon du désastre irakien a été apprise, au moins dans la mesure où les puissances occidentales et l’OTAN ont insisté sur l’idée que le peuple libyen - le CNT et les milices révolutionnaires - sont propriétaires de leur révolution. Aussi, en ne possédant pas la Libye après la chute de Kadhafi, l’OTAN, Londres, Paris et Washington ne peuvent pas être accusés de l’avoir détruit ni être tenus responsables des dégâts. Le résultat est un théâtre d’ombres. Le CNT est à l’avant scène en Libye, mais depuis février chaque décision clé a été prise par les capitales occidentales en coordination avec les autres membres, en particulier arabes, du « groupe de contact » se rencontrant à Londres, Paris ou Doha. Il est peu vraisemblable que la structure de pouvoir et le système de prise de décision qui ont guidé la « révolution » depuis mars soient amenés à changer radicalement. Aussi, à moins que quelque chose ait lieu pour contrarier les calculs qui ont conduit le CNT et l’OTAN aussi loin, il émergera probablement un système de double pouvoir, analogue à certains égards à celui de la Jamahiriya elle-même, et pareillement hostile à la responsabilité démocratique. C’est-à-dire un système de prises de décisions formel sur les questions secondaires, servant de façade à un système séparé et indépendant - car situé hors du pays - de décisions derrière les rideaux sur tout ce qui compte vraiment (pétrole, gaz, eau, finances, commerce, sécurité, géopolitique). Le gouvernement formel de la Libye sera un partenaire subalterne des nouveaux maitres de la Libye. Ce sera plus un retour aux anciennes façons de faire de la monarchie qu’à celles de la Jamahiriya.

* Hugh Roberts a été directeur du projet Afrique du Nord de l’International Crisis Group de 2002 à 2007 et de février à juillet 2011.

London Review of Books - Vol. 33 No. 22-17 novembre 2011 :
http://www.lrb.co.uk/v33/n22/hugh-r...
Traduction : JPB - CCIPPP


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