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Mon mari a été enlevé par les « forces de sécurité » du Barhein

lundi 4 juillet 2011 - 16h:19

Dr Ala’a Shehabi - Al-Jazeera,

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Le calvaire d’une femme dont le mari a été emprisonné après avoir été jugé sommairement par un tribunal militaire.

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Le Dr Ala’a Shehabi, son épouse Ghazi Farhan, et leur petit garçon Nasser

Pour la première fois dans son histoire le Barhein s’est embarqué dans une politique de jugements militaires de masse, accusant des centaines de civils de délits ineptes contre l’état. Il y a plus de mille personnes en détention, et l’opposition estime que 400 sont en train de passer en jugement et que 100 ont déjà été condamnées. La justice sommaire rendue dans ces tribunaux est un retour aux faux procès staliniens du début du vingtième siècle, destinés à punir et humilier les dissidents. Parmi ceux qui sont jugés il y a mon mari, Ghazi Farhan. Le 21 juin il a été condamné à trois ans de prison.

Je suis née et j’ai été élevée en Angleterre et je suis venue au Barhein en 2009 pour épouser Ghazi Farhan, un homme d’affaire énergique de 31 ans, laissant derrière moi un emploi respectable à Cambridge et pour commencer une nouvelle vie de famille au pays de mes ancêtres. Je ne m’imaginais pas un seul instant qu’en 2011, quand le printemps arabe arriverait sur les côtes de notre île, il serait tout de suite écrasé dans l’oeuf entraînant dans sa perte ma belle vie de famille.

Le 12 avril, en revenant au bureau après son repas de midi, mon mari a été enlevé sur le parking de son entreprise. Des inconnus en habits civils lui ont mis un bandeau sur les yeux et l’ont emmené. 48 jours plus tard, il a été présenté au tribunal qui porte le nom orwellien de "tribunal de sécurité nationale", un tribunal militaire. Il a été accusé de participer à des réunions illégales de plus de 5 personnes (sur la place Pearl) et de répandre de fausses informations sur Internet (un commentaire qu’il avait fait sur Facebook). L’extraordinaire calvaire de Ghazi a commencé avec ce procès et sa sentence.

Ils utilisent la méthode de Staline

Joseph Staline a créé "les procès spectacle" -des tribunaux militaires secrets d’exception- pendant la Grande Purge des années 1930. Il semble que le Barhein se soit inspiré directement d’une chapitre de l’histoire de Staline, où le verdict est décidé d’avance puis justifié en arrachant des confessions par la torture et la menace de s’en prendre aux membres de la famille de l’accusé. Le seul élément nouveau est que le gouvernement du Barhein a ordonné, depuis les années 1980, que ces "confessions" soient diffusées à la télévision d’état -souvent assorties des excuses de l’accusé au roi. Une confession similaire d’Ayat al Qurmuzi, un poète condamné à un an de prison pour avoir lu un poème qui critiquait le roi, a été diffusée à l’antenne peut-être pour obtenir le pardon du roi.

Des témoins crédibles emprisonnés avec Ayat et maintenant libérés ont dit qu’on lui avait enfoncé de force la brosse des WC dans la bouche. Tous ceux qui sont jugés sont des "traîtres à l’état" ressasse éternellement la propagande haineuse diffusée par les médias d’état -un chapitre du livre des tyrans arabes que Goebbels aurait pu écrire. Les médias ont qualifié les manifestants de "termites" et les Shiites de "groupe malfaisant" ; ils ont déshumanisé "l’autre", qui mérite d’être plus mal traité qu’un animal.

Depuis mars, des centaines de personnes ont subi le même sort que nous. Plusieurs étapes de l’épreuve sont particulièrement douloureuses. La première est l’arrestation brutale au cours d’un raid nocturne ou à un checkpoint ou parfois au travail, et de là des forces inconnues les emmènent dans un endroit inconnu pour longtemps. Dans le cas de Ghazi, 48 jours.

L’agonie des familles

C’est comme de perdre un enfant dans un supermarché -et puis de découvrir qu’il a été pris en otage par les forces mêmes qui étaient supposées nous protéger et de craindre avec raison que la victime soit maltraitée, torturée et peut-être même tuée. Au pire moment de la répression, quatre hommes ont été tués en détention par la police en l’espace de neuf jours. Souvent la police nie avoir la moindre information sur une personne que sa famille recherche. C’est possible car l’agence de sécurité nationale est une organisation supra-nationale qui a le pouvoir de faire ce qu’elle veut en toute impunité. Dans le cas de mon mari, j’ai lu une confirmation de son arrestation sur Twitter quelques minutes plus tard. C’est comme cela que ce merveilleux média social est désormais utilisé par les agences de sécurité qui ont réprimé dans le sang ceux-là mêmes qui s’étaient servi de cette technologie pour mobiliser, diffuser et critiquer ouvertement.

Après avoir espéré que le détenu serait relâché, vient la seconde étape du calvaire qui est particulièrement horrible pour toute la famille : c’est le moment où la victime est soudain traînée devant le tribunal militaire et accusée. Très peu d’entre elles ont la possibilité d’appeler leur famille ou de se faire assister d’un avocat.

Les locaux du tribunal militaire de Riffa sont relativement neufs. Ils ont été construits en 2007 et on ne peut s’empêcher de se demander s’ils l’ont été dans le but de faire ce qu’ils font en ce moment. A l’entrée, on nous prend notre carte d’identité, nos papiers, le papier, les crayons, les bijoux -même l’alliance. J’ai dû enlever mon foulard et mes boucles d’oreille pendant la pénible fouille électronique et manuelle. Il y a un officier de l’armée tous les deux mètres dans les couloirs et dans les tribunaux. Le bâtiment qui n’a que deux salles d’audience n’a clairement pas été prévu pour juger tant de monde chaque jour. Les femmes détenues sont regroupées dans la salle des hommes de loi par manque d’espace, les détenus hommes attendent debout en plein soleil parce que les cellules sont pleines et les hommes de loi doivent attendre dans les couloirs -puisque leur salle est occupée par les prisonnières.

La salle d’attente est remplie de mères, de soeurs et d’épouses qui n’ont pas vu leur bien-aimé depuis des mois, l’inquiétude se lit dans leurs yeux, les sanglots sont fréquents et vite réprimés. Une jeune femme qui assiste à sa dernière session me donne des conseils : "soyez forte, chère madame, quand vous le verrez pour la première fois ce sera très dur. S’ils vous entendent pleurer, même tout bas, ils vous jetteront dehors -comme ils l’ont fait pour moi."

Dieu vienne en aide aux coupables

On attend longtemps avant que l’audience ne commence. Sans montre et sans pendule, l’attente semble infinie. Quand un officier de l’armée ouvre la porte de la salle où sont rassemblés les détenus, je les vois tous alignés en silence, face au mur. Leur sort n’est pas entre les mains de Dieu mais d’un juge militaire sans scrupules. Votre apparence, vos paroles, vos actions et vos sentiments sont strictement contrôlés ici. Leurs têtes sont rasées et ils savent ce qu’ils ont le droit de dire. Le juge à devant lui une pile d’affaires urgentes qu’il doit traiter à toutes vitesse dans l’heure qui suit.

Quand Ghazi est entré dans le tribunal il était visiblement désorienté et en état de choc. Se retrouver soudain en public dans un tribunal devant trois juges qui vous lisent une liste de graves accusations que vous entendez pour la première fois et qui vous disent de plaider coupable ou non coupable tout en essayant de contrôler l’émotion qui vous submerge en voyant après tant de temps ceux que vous aimez. C’était épouvantable. Il avait perdu au moins 10 kilos, ses yeux étaient injectés de sang, et il avait des marques rouges sur les mains - dues au fait qu’il était resté menotté pendant des heures avec un bandeau sur les yeux. Si les innocents sont traités de la sorte, alors que Dieu vienne en aide aux coupables !

La mise en scène a pour but de dégrader, punir et humilier. Est-ce qu’une police militaire cherche à faire autre chose à des civils ? Une fois entré dans le tribunal vous comprenez qu’il n’est qu’un outil de la répression. Il est clair pour moi que les sentences sont décidées d’avance et que les jugements ne servent qu’à leur donner un vernis de légitimité. Car, en dépit des efforts des avocats pour présenter une défense inattaquable, ils ont eu la peine la plus lourde possible. Le 21 juin Ghazi a été jugé coupable de toutes les charges retenues contre lui et condamné à trois ans de prison.

Le verdict fatidique est la troisième étape du calvaire enduré par beaucoup de monde. Je m’attendais d’ailleurs au pire. Le mépris complet des arguments les plus solides de la défense dévoile les motivations politiques qui sous-tendent le verdict. Le fait que Ghazi n’ait pas pu s’entretenir une seule fois avec son avocat avant le procès est une violation du droit criminel puisque le verdict est décidé d’avance. L’avocat m’a dit qu’il se sentait lui-même utilisé comme un des éléments de ces procès bidons. Il me dit que pourtant nous devons faire notre devoir pour apaiser notre conscience. Comme tout cela rappelle étrangement Kafka !

Un cas parmi d’autres

Dans une des audiences auxquelles j’ai assisté, il y avait, en plus du cas de Ghazi, une série de cas tout aussi absurdes ; un culturiste accusé d’avoir attaqué un immigrant asiatique, trois jeunes gens obèses accusés d’avoir jeté des pierres, un homme qui avouait avoir conduit trop vite à un checkpoint, et un photographe qui a été condamné à cinq ans pour avoir forgé une photo.

Comme à l’époque de Staline, une purge d’une telle ampleur a besoin de procès-spectacle vedettes. Le premier d’entre eux qui vient de se terminer -avec des sentences qui vont jusqu’à la prison à vie- était celui de 21 leaders de l’opposition accusés de vouloir renverser le régime. le second, à mon sens encore plus abominable, est celui de 47 médecins -dont les meilleurs du Barhein- accusés tout aussi grotesquement d’avoir essayé de renverser le régime. On s’entend à ce qu’ils reçoivent de sévères condamnations. Bien que le procès de mon mari soit de moindre importance, le calvaire que j’ai décrit est le même pour tout le monde.

Les tribunaux militaires sont le principal instrument de la justice politique ; ils servent à lui conférer une apparence de légitimité. La procédure légale est bafouée par souci de rapidité et d’efficacité. La torture et même la mort, infligées dans des endroits soustraits au droit, montre que l’emploi des tribunaux militaire est stratégique. Les dirigeants autoritaires aiment se servir du tribunal militaire parce que c’est une instance qui prononce le verdict qu’on lui a dicté avant le procès quelque soit son déroulement.

Aujourd’hui, tout ce que la société du Barhein contient de meilleur est traîné devant les tribunaux militaires. Les docteurs, les infirmières sont punis pour avoir soigné des manifestants, les professeurs, les ingénieurs pour avoir fait grève, les footballeurs pour avoir manifesté -les universitaires, les journalistes, les étudiants, les hommes d’affaire sont tous forcés de passer par l’enfer du tribunal militaire. Comme le dit Human Rights Watch, tout ceci est "une parodie de justice".

Les tribunaux militaires doivent être supprimés et les prisonniers politiques doivent être libérés tout de suite. De tels procès sapent l’état de droit en augmentant le sentiment de pouvoir et de contrôle du régime et il faut y mettre fin. La justice doit prévaloir pour que la paix et la sécurité reviennent dans l’île.

* Ala’a Shehabi fait des conférences sur l’économie au Barhein et est ancienne expert politique de la RAND Corporation.

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25 juin 2011 - Al Jazeera - Pour consulter l’original :
http://english.aljazeera.net/indept...
Traduction : Dominique Muselet


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