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Tunisie - BA 2886 : le vol vers la liberté

lundi 7 février 2011 - 19h:24

Larbi Sadiki - Al Jazeera

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Le retour de Rachid Ghannouchi en Tunisie est un symbole de la rupture des chaînes qui maintenaient la diaspora en exil.

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Le retour de Rachid Ghannouchi en Tunisie, après plus de 20 ans d’exil, est un symbole des châines qui sont tombées pour la Dispora tunisienne - Photo : Reuters

Le vol BA 2886 a pris la direction de Tunis. Comme si les mains de Dieu avaient libéré un oiseau dans un ciel dégagé, planant avec joie à travers les airs.

Comme si elles reflétaient les ailes d’un oiseau, les âmes partageant ce vol British Airlines à destination de Tunis se sentent voler. Tout le monde ressent l’excitation d’un retour après une longue absence dans une Tunisie nouvellement libérée et la joie de respirer l’air de la liberté après la chute de Ben Ali.

Le retour d’un long exil en Europe et en Grande-Bretagne est un rêve devenu réalité. Impensable, il y a seulement quatre semaines.

Dans ce vol se trouvent le très attendu dirigeant islamiste en exil Cheikh Rachid Ghannouchi, un bon nombre de ses compagnons du Parti Nahda, et moi-même. Dire que ce voyage est comme celui d’un fils prodigue de retour dans une patrie dont il est privé depuis vingt ans - pour moi, 30 années - est un euphémisme.

Quelles sont les pensées intérieures de Ghannouchi et ses sentiments ? Quel genre de dirigeant est de retour en Tunisie ? Avec quelles aspirations ?

Ghannouchi n’est pas Khomeini

L’évènement que constitue le retour de Ghannouchi n’est pas comparable à celui de Khomeiny. Mais comme Khomeiny, il est parti de sa ville d’exil vers un pays libéré - le fameux vol de Khomeini le 1° Février 1979, à bord d’Air France.

Mais l’Iran perse chiite ne se compare avec la Tunisie sunnite que dans le type d’occidentalisation à laquelle les partisans d’une construction d’une nation sensible à l’islam se sont toujours opposés.

Mais avec quelle sensibilité ? Avec quelle proportion d’Islam ? Et avec quelle genre d’Islam ?

C’est là que Ghannouchi diffère de l’imam Khomeiny, littéralement un musulman révolutionnaire dont le renversement du Shah a enflammé l’imagination de Musulmans militant pour un renouveau de l’Islam - dont Ghannouchi et ses amis qui, à ce moment-là, ont commencé à s’organiser et à se mobiliser au nom de l’Islam contre le francophile Bourguiba.

En effet, les deux agissent sous l’influence du Noble Livre, le Coran, mais avec une différence notable. La théologie de Khomeiny a puisé dans les séminaires des villes saintes de Najaf et Qom qui l’ont amené à inventer un instrument brillant pour mettre fin au quiétisme millénaire et au blocage de l’islam chiite : la tutelle des érudits. En d’autres termes, le pouvoir religieux.

Ghannouchi ne mentionne même pas à un Etat islamique, et encore moins l’introduction de la loi islamique dans le domaine de la politique. Il est un cheikh différent des autres dans le large spectre de l’islam politique.
C’est une constante dans la pensée de Ghannouchi, que j’ai étudiée tout en faisant ma thèse de doctorat au début des années 1990 dans le cadre d’une étude comparative de l’islam politique, ainsi que dans le cadre de cercles fréquents que mes étudiants britanniques et moi-même organisions pour Ghannouchi afin qu’il explique sa vision de l’Islam politique.

Ghannouchi et la démocratie

Ghannouchi est un brillant médecin dans la façon dont l’Islam peut être attaché à la modernité ou à la démocratie.

Très peu d’idéologues atteignent son esprit critique. Peut-être que les génies Hassan al-Tourabi au Soudan et de Muhammad Hassan Fadhlallah plus tardivement au Liban manifestent une originalité et une perspicacité supérieures dans l’argumentation et les démonstrations.

Le 14 décembre, au milieu d’un de nos cercles, Ghannouchi a surpris un élève dont les sympathies allaient à Hizb al-Tahrir - qui a plaidé la cause d’un califat comme préférable à la démocratie - en disant que c’est seulement à travers une démocratie que les Musulmans peuvent faire le choix de vivre sous une telle organisation car elle ne peut pas être retenue sans la pratique de la consultation, ou choura.

La thèse clé de Ghannouchi dans son ouvrage sur les libertés publiques dans l’Islam défend la citoyenneté à travers le libre choix et le bénévolat.

En résumé, si une population donnée de Musulmans placent un parti communiste au pouvoir, alors les Musulmans doivent respecter le verdict populaire et travailler plus dur pour promouvoir la société idéale musulmane [...].

Ghannouchi, sur les pas de grands penseurs tels Malik Bennabi, croit en la dignité des êtres humains et en la politique comme espace partagé pour une concurrence légale, pacifique et permanente.

Sa seule condition pour que la démocratie musulmane s’épanouisse, c’est le partage des principes immuables de l’Islam comme ensemble de valeurs partagées. En dehors de cela, tout le reste est en jeu, y compris les vastes zones nécessitant un raisonnement humain indépendant - dépendant du contexte - et aussi les questions sur lesquelles l’Islam ne dit rien.

C’est peut-être pourquoi Ghannouchi, à mon avis, a imaginé des solutions modestes pour intégrer l’Islam dans la modernité et dans l’islamisme moderne, plutôt que de prétendre que « l’Islam est la solution », slogan habituel de ceux qui défendent le renouveau de l’Islam.

La génération perdue

Dans ce projet, Ghannouchi est accompagné par des membres de la génération perdue que la cruauté du désormais évincé Ben Ali a condamné à la misère, à la séparation, et à la Ghorba - le terme arabe pour l’exil loin de la patrie, mais aussi l’exil intérieur, les effets psychologiques infligés par le déracinement forcé.

Beaucoup sont devenus des citoyens n’appartenant à aucun pays précis. Beaucoup parcouraient plusieurs pays, passant des mois et des années coincés entre les frontières, sans papiers, certains même avec de faux papiers.

Beaucoup étaient comme des épaves issues de naufrages après avoir subi l’ignominie de tortures de toutes sortes, une spécialité de certains régimes arabes soutenus sans réserve et depuis longtemps par les gouvernements occidentaux.

Ghannouchi lui-même, jusqu’à récemment, n’a eu que des documents de voyage du genre laissez-passer. Les Français lui ont interdit d’entrer dans leur pays. Comme l’ont fait à un moment ou à un autre les Egyptiens, les Libanais et même les Saoudiens qui aujourd’hui offrent un refuge à Ben Ali.

Ce n’est pas particulier aux exilés tunisiens. Toutes sortes d’Arabes exilés fuyant la brutalité des régimes sévissant dans leurs propres pays ont vécu l’expérience de l’exil intérieur. Ils fuient leur patrie. Mais la patrie qu’ils fuient vit à jamais en eux.

Beaucoup reviennent dans des familles appauvries où les plus anciens ont disparu et leur manqueront cruellement.

Usés par l’exil et la stigmatisation des « radicaux », sous surveillance, cloués dans de nombreux pays européens, fichés, supposés être une menace potentielle, ils se sont tournés les uns vers les autres pour la camaraderie, la chaleur, le soutien et l’affection, et pour soigner des cicatrices qui peuvent ne jamais guérir.

Et l’indifférence occidentale aux coups portés par l’autoritarisme engourdit et stupéfie.

Récemment, à Doha, Ghannouchi a estimé qu’il souffrait de symptômes de sevrage : Ben Ali est toujours un cauchemar dans le sommeil de la génération perdue de la Tunisie.

Au réveil ils ne peuvent pas croire qu’il est parti pour de bon. Je sais que lorsque Ghannouchi sera arrivé à Tunis, l’émotion qu’il dit ressentir dans sa gorge éclatera finalement en une rivière de larmes.

Je ne sais s’il va embrasser la terre, symboliquement, comme l’a fait Khomeiny quand il est finalement descendu de son vol triomphal à Téhéran.

Mais le sol de la Tunisie sera comme un baiser sur les pieds de ses fils et de ses filles condamnés à un exil long et injuste.

Nous vous remercions, Bou’azizi

Ghannouchi et les islamistes retournant sur ce vol avec lui ne remercieront personne en particulier, mais plutôt le courage d’un peuple qui s’est engagé à récupérer sa souveraineté à travers les héros méconnus comme Bou’azizi, la nouvelle génération Facebook et Twitter, les manifestants pour la liberté et le peuple tout entier. Ils ont planté une graine pour un avenir meilleur et une démocratie qui peut durer.

Et Ghannouchi sait bien que la Tunisie dans laquelle il revient n’est pas la Tunisie qu’il a dû laisser plus de 20 ans auparavant.

Ils rap. Ils font une musique qui n’existait pas quand il est parti. Pourtant, ils chantent pour la liberté. Ils sont prêts à défier l’autorité. Maintenant, ils ont imposé un précédent avec le pouvoir de la révolte d’un peuple qu’ils peuvent à nouveau déployer si ce peuple est ignoré. Ils ont inspiré les Egyptiens et d’autres compatriotes arabes à faire de même.

Il est de retour, humble devant la grandeur de cette génération.

Que sa vision d’un islamisme soft puisse communiquer avec cette nouvelle génération reste à voir. Il a inventé sa propre lecture de l’Islam politique et ils ont inventé leurs propres visions de la politique et des politiciens.

Ghannouchi revient non pas pour dominer le pouvoir, mais pour le partager.

De retour à Doha, l’essentiel de notre conversation a porté sur le fait que pour lui l’Islam ne doit pas être imposé comme un référentiel de lois et d’éthique. Il comprend bien que dans une véritable démocratie, une politique qui fonctionne et qui est démocratique ne peut être délimitée par des horizons idéologiques simples et fixes.

Son parti Nahda sera une très bonne approximation de l’AKP en Turquie. Autrement dit, il accepte le code de la personne en Tunisie et la place des femmes comme acteurs libres dans la société. Il veut une coexistence dans la réciprocité et l’égalité avec l’Occident, et il insiste sur le fait qu’un islam politique non-clérical peut vivre dans le cadre d’une société démocratique et laïque.

Le vol BA 2886 survole les eaux turquoises de la baie de Tunis. S’approchant de la terre de verdure - ainsi que la Tunisie est connue dans le monde arabe - des sources d’eau saline vont se déverser sur les visages des hommes et des femmes, comme pour laver la douleur de la séparation, nettoyer tous les sentiments de vengeance, et comme si cette eau alimentera les graines d’un nouveau départ dont le parfum est de jasmin et flotte bien au-delà, éveillant la marche de la liberté contre les tyrans du monde arabe.

* Larbi Sadiki est conférencier à l’université Middle East Politics d’Exeter, et auteur de Arab Democratisation : Elections without Democracy (Oxford University Press, 2009) et The Search for Arab Democracy : Discourses and Counter-Discourses (Columbia University Press, 2004). Il prépare actuellement Hamas and the Political Process (2011).

Du même auteur :

- Colussus : la prison géante de Gaza - 12 novembre 2010

30 janvier 2011 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://english.aljazeera.net/indept...
Traduction : Claude Zurbach


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