Dans ce deuxième roman, Imraät al-rissala, la jeune écrivaine palestinienne de Haïfa, Rajaa Bakriya, adopte un ton intimiste pour décrire un amour dont le devenir reste déterminé par le contexte politique. Un choix de l’Hebdo à l’occasion de la Journée de la femme.
- Rajaa Bakriya
Ecrivaine et peintre, Rajaa Bakriya est née en Galilée. Diplômée en langue arabe et arts plastiques à l’Université de Jaffa, elle prépare un diplôme dans le théâtre.
Portant une identité complexe en tant que Palestinienne vivant dans les régions de 1948, aujourd’hui israéliennes, son ?uvre audacieuse est souvent surveillée par les organes de censure. Ainsi, son dernier roman a été interdit dans les pays du Golfe. Cependant, elle insiste à réécrire l’histoire, les rêves et désirs des personnages vivant dans les villes oubliées de Jaffa, Acre et Haïfa, et les revivifier au lecteur arabe.
Sur un fond d’amour passion entre un metteur en scène palestinien et une chercheuse palestinienne, à travers les correspondances envoyées par la femme à un homme qui n’a pas laissé de traces, amour et politique s’entrechoquent. Imraat al-rissala est le deuxième roman de Bakriya après Awaa al-zakéra (l’aboiement de la mémoire), en 1995. Elle avait commencé, en 1991, par un recueil de poèmes en prose intitulé Mazamir li aïloul (des trompettes pour septembre), et un recueil de nouvelles, Al-Sondouqa (le coffret), en 2003, publiés aux éditions de l’Institution arabe de la publication et la distribution à Beyrouth.
Mis à part les prix qu’elle a récoltés en tant que peintre, elle a reçu, en 1997, le prix de la Méditerranée pour la nouvelle écrite par un écrivain femme.
Extrait du deuxième chapitre
1-
Une semaine passa sans nouvelles de toi. Que signifiaient alors tous ces mots ? N’étaient-ils qu’un produit de mon imagination ? Au soir du septième jour, ton visage m’apparut au journal télévisé, entouré d’étrangers ; tu ne m’avais pas dit que tu avais des amis proches parmi les hommes de la sûreté générale. Je m’imaginais sans doute, une joie inattendue me caressant le visage, qu’ils étaient sur le point de te décerner le prix du bon citoyen, pour avoir sauvé le bus du sac de dynamite que toutes les ondes venaient de découvrir à l’instant même. Mais une évocation rapide de la journée précédente me remit sur la juste voie. C’est sans beaucoup de difficulté, mais avec un violent serrement de c ?ur, que je compris que c’était pour te décerner un prix d’un genre nouveau qu’ils diffusaient ton visage sur les chaînes satellites et locales.
Ce jour-là, les chaînes satellites israéliennes martelèrent, dans toutes les langues, que tu étais un traître - l’Israélien qui avait trahi l’Etat hébreu. Ou plutôt, le Palestinien israélien impliqué dans l’acheminement d’une bombe humaine du carrefour de Kabri jusqu’au centre d’Acre la nouvelle, rue Ibn Ami plus exactement. Il me fut difficile, à ce moment, d’éviter un rire, vite étouffé dans ma paume ; je répétai « Ibn Ami », pas la rue libérée. Tu étais devenu un professionnel pour faire exploser des êtres humains. Plus besoin de preuves dans un Etat qui reconnaissait, pour la première fois peut-être, que tu étais quelque chose d’autre que ces animaux savants que ses citoyens élevaient dans les chambres à coucher et les salons spacieux. Quelles preuves avaient-ils ? Je ne le sais pas. Je n’ai pas entendu ce que disait le présentateur, et je n’avais aucun doute qu’ils n’avaient de toute façon besoin d’aucune preuve. Ils maîtrisaient suffisamment de clauses juridiques pour pouvoir les appliquer en tous lieux et en toutes circonstances.
J’étais sidérée par la façon royale dont tu recevais mon retour. Tu t’étais donné beaucoup de peine, sans aucun doute, Monsieur, pour acquérir cette célébrité fulgurante de l’aveu d’un Etat, voire d’un monde entier. Ghassan Saqr se voyait décerner la médaille du traître numéro 1, sur la tribune du chef du gouvernement, par l’ex-général de Sabra et Chatila. Ils aiment les appellations clinquantes, ils sont ensorcelés par leurs sinuosités. Ils y voient une évolution qualitative dans l’efficacité de la sûreté générale et sa capacité à classer les individus. Ces bombes médiatiques ont un effet magique sur leurs journées ; elles ont la vertu d’emplir leurs écrans d’épais dossiers sur l’histoire du terrorisme. Ça les embarrasse ? Cela ne fait aucun doute, tout comme il ne fait aucun doute qu’ils font appel aux imbéciles de ce bas monde pour définir les sens et ses nuances. Maintenant, c’est toi qui es l’appât, Monsieur. C’est pour ça que j’ai pardonné à ton sourire - que tu persistes à faire niais.
-2-
Dans des situations extraordinaires, les comportements qui sortent de l’ordinaire gagnent une crédibilité spirituelle exceptionnelle. Tu étais devenu, d’un seul tour de clé, le terrorisme, le vrai, qui mettait en alerte le système sophistiqué de tout un Etat. Quoi que tu dises, personne ne t’écouterait. Je chuchotai à moi-même, avec une vraie crainte, « après ça, tu en auras toujours dix à tes trousses ». Leur Mossad était plus puissant que les outils de la politique réactionnaires utilisés par les maîtres de la résistance dans nos ghettos dispersés tout au long des lignes vertes ou jaunes. Ils planifiaient et c’était toi qui étais accusé. Ils avaient trouvé et moi je m’égarais.
Les détails m’importaient moins que ton sourire indifférent. Comme si tu jouais une scène, une de plus, de ta nouvelle pièce de théâtre, pour remplacer un membre de la troupe. Tu jouais à sa place, en son absence une scène vivante de « Journées d’un Palestinien ordinaire ». J’étais persuadée que tu maîtrisais encore les détails que tu m’avais donnés sur cette ?uvre, et que je n’avais pas pu approfondir avec toi avant mon voyage. J’étais préoccupée par mon désir rivé sur ta chaise gardée par deux policiers blonds et une quantité d’étoiles métalliques. J’observais l’air d’étonnement imbécile que tu avais réussi, sans trop d’effort, à faire refléter sur tes traits, et j’étais encore plus émue.
Théâtral, le trait qui s’était dispersé en tous points de ton visage. Si j’avais su que ma présence ralentirait le temps, je serais arrivée un peu plus tard. Mon absence avait-elle à ce point perturbé le temps ? Ou peut-être était-ce toi qu’elle avait perturbé !
« Est-ce que tu es pris par l’illusion ? » - me suis-je demandé avec étonnement. « Je vivrais peut-être sur une illusion mensongère si j’étais devenu un héros potentiel dans un film dont toutes les parties n’auraient pas encore été filmées ». Comme pour mettre au défi ta réprobation, je te répondis : « Ton nom est le seul à être candidat à cet acte d’héroïsme complexe ».
C’est toi qui jouera le rôle des personnages et empruntera leurs traits. C’est toi qui te remémorera leurs instants de joie et leurs souvenirs sombres. Etre un au pluriel, ou plutôt les pluriels qui n’arrivent nulle part. C’était tout ce qui m’importait dans l’affaire, l’aspect artistique de l’instant qui verrait ton indifférence disparaître au profit de ton élan soudain. Les hommes effacés découvrent toujours leurs personnalités ensommeillées au moment où ils sortent de la vie. Un tribunal international - je veux dire public - était-il suffisant pour annoncer l’instant de ta sortie dramatique d’une vie dont tous les recoins étaient emplis de lumières ? Ou était-ce simplement un produit de mon imagination ? Allais-tu entrer ou sortir ? Je ne sais pourquoi parler de toi me trouble autant. Est-ce que, vraiment, je t’aime ?
J’ai pensé chercher à les convaincre avec la logique d’une femme affamée qui perçoit les choses avec ses sens. D’une capitale où l’amour ne se déclare pas à haute voix. Mais j’étais aussi amoureuse de tout en toi, même de cette accusation totalement ridicule. Tu étais vraiment un explosif dangereux, mais c’étaient les lumières dans les recoins libérés que tu faisais exploser, pas seulement les chambres occupées par des obsessions et des superstitions. Je ne sais où l’Histoire déniche tes semblables - elle les déniche. Le métal peut-il comprendre que tu ne fais exploser que les lumières ? Que tu ne sais même pas où il faut le placer pour qu’il explose, et que si l’on t’avait dit qu’il s’agissait d’un sac de farine, tu aurais cru sans discuter.
Peut-être aurait-il fallu que quelqu’un me recherche pour que je leur explique à quoi ressemblent les fantômes que tu tues dans tes chambres romantiques. Et j’aurais avoué : « Il préfère les lumières aux êtres humains. Il a de bons rapports avec ses voisins juifs, mais parfois, ils lui font perdre la raison au point qu’il se met à insulter leurs chiens, leurs portes, leurs escaliers. Il est très silencieux - sauf si une improvisation mal calculée d’un amateur le fait sortir de ses gonds. Une mauvaise voix de femme qui s’essaye au chant, une viande de veau étalée devant son appartement. Il ne supportait pas d’en voir devant sa porte. Je me souviens que quand il vit un bout de viande collée à la poignée de sa porte, il fut pris de nausée. C’est moi qui l’avais sauvé, avec un cerf-volant qui lui était descendu du ciel. Comment alors aurait-il pu supporter de voir de la viande morte collée au fond de sa gorge et aux parois de son c ?ur ? Qui allait le sauver de la folie s’il se découvrait seul ? ».
Ils se poseront des questions, Monsieur. Peut-être que je passerais sur les chaînes satellites qui assiègent les salles du tribunal pendant toute une heure avant le prolongement de ta détention. Un chef de gouvernement a-t-il bénéficié de tout ce dont toi tu as bénéficié ? Et s’ils croient que je suis impliquée dans la dynamite que tu as placée de et vers ... Et s’ils croient que les papiers de ta voiture ont été retirés, comme ta langue et ton rire ? C’est possible. Cette femme insignifiante est celle qui soutiendra ta cause en mettant en avant des preuves négligées.
Le vingt-neuf août. Je m’imagine que je traverse la salle spacieuse, avec une assurance que tu trouveras invraisemblable, face à l’étonnement des juges et des témoins. Je pense que ton sourire figé entre tes lèvres tombera quand tu m’apercevras. Tu crieras, de derrière les étoiles de métal : « Toi ! Tu es folle, qu’est-ce que tu es venue faire ? ». Je me tournerai vers toi, sentirai mon c ?ur battre avec étonnement, ses pulsions de désir allant de ta bouche à ses tissus les plus profonds. Peut-être t’avouerais-je, au milieu de mon trouble, que c’est toi qui a fait d’une capitale de rêves une capitale assassine de rêves.
Peut-être déprimeras-tu un peu, peut-être te demanderas-tu : tu rêves encore ? Je te surprendrai, pour que la ville gagne une chambre diffusant les lumières, les tiennes, celles qui lui sont interdites. Peut-être resteras-tu silencieux, peut-être me regarderas-tu m’avancer vers les juges, confiante, épinglant ton indifférence aux manches de ma robe noire ; peut-être m’écouteras-tu raconter - pour te sauver - les détails de notre dernière rencontre avant mon départ .
Traduction de Dina Heshmat
© Dar Al-Adab
7 mars 2007 - Al Ahram Hebdo - Vous pouvez consulter cet article à :
http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahra...